En regardand le champ

À vingt ans de la disparition de William Congdon, trois frères du monastère bénédictin de la Cascinazza racontent la vie en compagnie du grand peintre américain. Et comment il nous a aidés « à vivre notre vocation »
Luca Fiore

CHAMP G, GIVRE
Ce champ qu’il pouvait voir par la fenêtre de son studio, au monastère bénédictin de la Cascinazza, William Congdon l’a appelé « Champ G. » « G » comme Giorgio Marognoli, l’un des moines de la communauté qui l’a hébergé de 1979 jusqu’à sa mort il y a vingt ans, le 15 avril 1998.

Le choix de ce nom pour désigner ce bout de terre, un de ses sujets préférés depuis le début des années quatre-vingt, indique combien la vie dans cette communauté monastique a marqué les péripéties artistiques et humaines de Congdon.

Aujourd’hui, surmontant leur réserve naturelle, Giorgio et deux autres frères, le père Claudio Del Ponte et le père Giuseppe La Rocca, rompent leur long silence et acceptent de parler de celui qui a été un « compagnon de route ».

NEW YORK ET ASSISE
« Il m’appelait assez souvent dans son studio. Je regardais ses toiles et faisait quelques observations », raconte Giorgio. « Le premier Champ G est né à un moment où il restait bloqué et ne réussissait pas à peindre. Il venait à peine d’arriver. Je lui ai dit une chose qui l’a fait bondir, et il m’a dit : “Merci, tu m’as donné le sang dont j’avais besoin pour mes tableaux” ».

Ils se sont rencontrés en 1968 via Bagutta à Milan, au siège de la récente maison d’édition Jaca Book, dont la création avait reçu l’appui actif de Congdon. « C’est là que je l’ai vu pour la première fois, mais ensuite nous nous sommes connus à Subiaco, où j’étais entré au monastère de Sainte-Scholastique à l’âge de 21 ans ». Le peintre américain, représentant fort apprécié de l’“École de New York” (tout comme Jackson Pollock), s’était converti au catholicisme en 1959 à Assise, et disposait depuis quelques années de l’ermitage du “Bienheureux Lorenzo” située au-dessus de l’abbaye bénédictine de Subiaco. « J’allais le trouver là aussi. Je montais à pied lors de mes moments de repos. Il me montrait ses toiles, mais à cette époque je n’étais pas encore touché par son art ».

William Congdon dans son atelier

LE VIEIL HOMME
Congdon, né en 1912 à Providence, Rhode Island, avait 56 ans. Il connaissait don Giussani depuis un certain temps déjà, grâce à Paolo Mangini, son parrain de vingt ans son cadet. Et il a été un des membres de la première maison des Memores Domini à Gudo Gambaredo. Le 29 juin 1971 naissait à quelques centaines de mètres de là le monastère de la Cascinazza. Congdon écrivait à cette occasion : « Je confie mon art à ce monastère qui, de son côté, s’offre à cet art, c’est-à-dire confie sa propre vie de communion comme source de cet art ». Il ignorait encore que quelques années plus tard, il installerait son studio et sa demeure précisément à l’intérieur de la Cascinazza.

« L’art était devenu l’expression de son être Memor Domini. C’est là sa grandeur », note Giorgio : « Peindre était pour lui une forme d’obéissance à un don. Lorsqu’il comprenait qu’une toile qu’il venait de terminer n’était pas le fruit de cette expérience, il s’en débarrassait en disant : “C’est l’œuvre du vieil homme” ». Dans le journal de Congdon, on trouve souvent des notes de leurs conversations : « 10 novembre 1979. Giorgio : “Comment te rappelles-tu les couleurs que tu as vues pour pouvoir les peindre ?” Moi : “Le don me rappelle et l’on se rappelle des couleurs”. Giorgio : “C’est cela, l’art est don”. Moi : “Tout geste, s’il est dans l’Esprit, est don, est art”.
Et Giorgio poursuit : « Il considérait ce lieu comme le prolongement de la maison de Gudo. Et nous l’accueillions dans ce sens. C’était une aide réciproque à vivre notre vocation. De temps en temps il me disait : “Je ne vois pas que toi, je te vois toi à l’intérieur d’un corps qui est la Cascinazza” ».

Si Giorgio était pour Congdon un interlocuteur également du point de vue artistique, le père Claudio met tout de suite les points sur les i : « Comme mes confrères le savent, j’ai mis du temps à saisir la profondeur de sa sensibilité et de ses œuvres. Cependant, l’intensité de son regard et le caractère dramatique de sa vie me touchaient. En même temps que son cœur d’enfant ». Il raconte deux épisodes : « Un jour, il est venu déjeuner et après avoir goûté le riz, il s’est exclamé : “Mais qui a préparé ça ?” (le père Claudio imite son accent américain, NDLR.). C’était un risotto tout à fait standard, mais il lui semblait n’en avoir jamais goûté de meilleur. Il savait s’étonner et être reconnaissant. L’autre circonstance est le soin avec lequel il se préparait quand je lui portais la Communion durant la dernière période de sa vie. Il plaçait deux cierges allumés sur la table. C’était la rencontre avec Jésus qui visitait sa maison ».

« PLUS MOINE QUE MOI »
Les dernières années, le père Claudio s’est souvent souvenu du peintre : « Je dirais que Bill était plus moine que moi, et que Dieu nous l’a donné comme un compagnon précieux, précisément parce qu’il était plus vieux que nous, qui formions une communauté assez jeune. Il participait souvent à la Messe et à la liturgie des Heures. Il était pour nous un rappel à la profondeur de notre vocation. Souvent, je me sentais désireux de vivre avec la même intensité que lui. Rien n’était banal à ses yeux. Il savait plaisanter, était plein d’esprit. Pour lui, tout était signe du Mystère ».

Quand on lui demande s’il lui est arrivé de confier au peintre ses difficultés de compréhension de son art, le père Claudio répond avec un sourire : « Saint Benoît dit que chacun a son don… J’envoyais mes confrères en avant. Puis, avec le temps, j’ai moi aussi commencé à voir les choses de la même façon ». Giorgio intervient sur la question : « S’il te demandait ton avis sur un tableau et que tu te taisais, il commentait en disant : “Ton silence est éloquent”. Si tu lui disais que son tableau était “joli”, il répondait : “Tu n’es pas en train de le regarder de la bonne façon”. Si tu lui disais que le tableau ne te disait rien, peut-être parce qu’une couleur ou un aspect de la composition ne te plaisait pas, il te remerciait. Et éventuellement recommençait tout ».

Compagnons de route dans la vocation et soutien dans le travail artistique. Comme lorsqu’il a demandé de l’aide à un autre moine, Bruno, parce qu’il voulait reproduire l’effet des champs labourés. Peu de temps après, Bruno lui a donné un « peigne » qu’il avait fabriqué à partir d’une vieille lime à bois. Ce fut le début d’une des plus belles séries de paysages de l’artiste.

Giuseppe, quant à lui, a connu Congdon avant que celui-ci ne rejoigne la Cascinazza. Originaire de Messine, il était étudiant en architecture à Milan et l’avait invité à venir parler à l’université, comme il l’avait fait avec Giovanni Testori. Lors de leur première rencontre, en 1982, Congdon était muni d’une feuille dactylographiée sur laquelle il avait noté sur la première ligne : « Que pourrais-je bien raconter à un jeune architecte ? ». Et sur la dernière ligne : « L’artiste prie en aimant les choses, parce qu’il les aime dans la douleur ». Ce fut le départ d’une amitié qui a accompagné Giuseppe tout au long de son parcours de moine. Congdon lui a écrit une carte lors de son entrée au monastère, une autre pour sa prise d’habit et une troisième pour sa profession solennelle. Il nous raconte : « Il avait pris mon père en sympathie, parce que – disait-il – il lui rappelait Igor Stravinsky qu’il avait connu quand il habitait à Venise. » Il se souvient : « Au début, quand je faisais le ménage et qu’il m’entendait dans les escaliers de son studio, il sortait pour me saluer et me remercier ».

SIMPLICITE CONQUISE
Giuseppe retire d’un classeur à “reliques” une coupure de la nécrologie écrite par don Giussani pour la mort du peintre. « Pour moi c’est le plus beau portrait qu’on n’ait jamais fait de Congdon ». Giussani écrit : « Les longues années de sa vie lui ont permis d’avoir conscience comme d’une chose normale que toute œuvre née des entrailles de sa créativité était un témoignage du Christ présent, pour soi et pour le monde. Nous sommes reconnaissants pour son amitié par laquelle, avec sa simplicité conquise, il nous a rappelé sans relâche que la beauté est, dans la mémoire de la mort et de la Résurrection du Christ, l’expression et l’introduction à la Vérité du réel ». Et Giuseppe d’ajouter : « J’ai vu de mes propres yeux la conquête de cette simplicité. Il avait des expressions d’amour-propre et d’égocentrisme d’artiste. Mais chaque fois, il demandait pardon et se reprenait. Mais la simplicité reconquise se réfère surtout à la profondeur de son regard. Une fois, je l’ai vu descendre en caleçon dans la cour, incrédule face à la beauté d’un crépuscule ». Et Giorgio rajoute : « J’ai conservé le petit mot qu’il m’a envoyé le jour même, en me demandant si je m’en étais aperçu. Il m’a écrit : “Jamais, je pense, ni en Inde, ni en Afrique, je n’ai contemplé un spectacle pareil, une grande vision céleste du crépuscule comme ce soir-là”. C’était la beauté ; le don de la beauté qui l’avait conquis. »

« REGARDE CE QUI TE REGARDE ! »
Giuseppe tente d’aller plus loin : « Ce qui me reste de lui c’est la leçon sur l’unité de notre vocation dans ce lieu, et la responsabilité historique qui échoit à chacun de nous ». Il sort une autre photocopie, le texte d’une conférence de Congdon à Abbiategrasso en 1982 : « La mort de ma vieille vie advint à Assise en 1959, et depuis ce moment, main dans ma main agonisante, Dieu m’a conduit pour me planter dans la plaine déserte de la Bassa Milanese. Uniquement à cause de mon “oui” désespéré, Dieu pouvait me placer dans le nombril de l’enfer ». Et Giuseppe continue : « Pour moi Bill a été la personne qui, avec don Giussani, m’a le mieux aidé à regarder ce lieu comme choisi par Dieu en vue d’une mission chargée d’histoire. Aujourd’hui, en pensant à lui, je suis rempli d’un sentiment de contrition qui me fait demander : “Suis-je en train de vivre avec le même sérieux que lui ?” »

Les trois moines admettent qu’ils ont du mal, même aujourd’hui, à regarder par la fenêtre sans penser aux tableaux de Congdon, « Je suis frappé de voir le champ sous un aspect différent selon que je l’observe du premier étage ou du second, et la perspective est réellement celle de ses œuvres », explique Giuseppe. « Encore aujourd’hui cela m’étonne ». « C’est le champ qui vient vers toi… », continue Giorgio en approchant sa main ouverte de son visage.

Le père Claudio parle de Francesco, un des derniers venus au monastère. « Je suis frappé par le fait qu’il ait attaché tant d’importance à l’histoire de Bill que lui a racontée le prieur, le père Sergio ». Il se réfère à une phrase prononcée par le peintre, il y a plus de trente ans : « Regarde ce qui te regarde ! Ce caillou… c’est le mont Thabor ». Un caillou comme lieu de la Transfiguration du Christ... Francesco écrit : « Je n’ai commencé à le connaitre qu’après mon entrée au monastère (18 ans après sa mort), mais il me témoigne que la méthode pour connaitre vraiment consiste à demeurer “petit” »