Delacroix, peintre dans la tempête

Delacroix a été le libérateur de la peinture. Il a permis que les couleurs reviennent l’enflammer, il a introduit un style libre, capable de faire sentir les attentes, les espoirs et les luttes qui l’habitaient, lui, mais aussi les hommes de son époque
Giuseppe Frangi*

Il y a la mer qui écume : une tempête, sous un ciel orageux. La côte se dessine à l’horizon, très loin. Sur le bateau, comme s’ils étaient sur le dos d’un cheval en fuite, une poignée d’hommes agités et effrayés essaient de tenir le cap. Or, au milieu de ce chaos, un homme dort, d’un sommeil paisible et profond. C’est Jésus.

Onze fois dans sa vie de peintre, Eugène Delacroix a représenté le sujet. Il n’a pas choisi l’instant où Jésus se réveille et calme les eaux, mais juste avant. Ce qui le touchait, c’était le fait qu’un homme puisse se trouver en paix au milieu de la tempête. « Jésus — dans tout l’éclat jaune citron de Sa sainteté — est en train de dormir ; il rayonne au centre de la tache de violet agité, de bleu plus ténébreux et de rouge sang du groupe des disciples remplis d’angoisse. » Voilà ce qu’écrit Vincent van Gogh à propos de ce tableau. La tempête est évidemment une métaphore de la période pleine d’inquiétude et de tourments que connut Delacroix : né en 1798, il grandit en plein Romantisme et fut le témoin et l’interprète passionné de la naissance tumultueuse de la modernité en France.

Ces temps-ci, nous entendrons beaucoup parler de Delacroix parce qu’une grande exposition lui est consacrée au Louvre, avant d’émigrer en septembre au Metropolitan Museum of Art de New York. Parallèlement, le Louvre organise une exposition plus restreinte, autour du dernier chef-d’œuvre du peintre, les fresques de la Chapelle des Saints-Anges en l’église Saint-Sulpice de Paris. Les peintures murales, dont la merveilleuse Lutte de Jacob avec l’Ange, n’ont évidemment pu être déplacées, mais on pourra en admirer des dessins et des esquisses, ainsi que des lettres et des œuvres d’artistes qui l’ont inspiré. Si on a baptisé Delacroix « le dernier des anciens et le premier des modernes », c’est qu’il a fait irruption sur une scène artistique pétrifiée par l’académisme. Comme le remarque Baudelaire, son contemporain, à cette époque, on voyait de la peinture morte, c’est-à-dire enfermée dans des stéréotypes, la peinture qui plaisait aux autorités, y compris à l’Eglise.

Il a fallu quelqu’un comme Delacroix pour briser cet enfermement. Quelqu’un qui agisse, poussé par sa passion et son humanité, plutôt que par des contraintes de nature philosophique. Un amoureux du monde, capable de se débarrasser des cloisonnements qui opposaient la France laïque et jacobine, à la France catholique et conservatrice.

Des yeux et une âme
Tout fervent républicain qu’il fût, Delacroix au cours de sa vie peignit 122 tableaux à sujet religieux. Si quelques-uns étaient des commandes, il a peint la majorité d’entre eux par passion, pour satisfaire une exigence personnelle. Baudelaire, qui le soutenait, écrit à son sujet : « Lui seul peut-être, dans notre siècle incroyant, a conçu des tableaux religieux qui n’étaient ni vides et froids comme des œuvres de concours, ni pédants, mystiques ou néo-chrétiens comme ceux de tous ces philosophes de l’art qui font de la religion une science d’archaïsme. »

Delacroix a été le libérateur de la peinture. Il a permis que les couleurs reviennent l’enflammer, il a introduit un style libre, dégagé des obsessions de l’académisme, capable de faire sentir, à travers ses coups de pinceau impétueux, les attentes, les espoirs et les luttes qui l’habitaient, lui, mais aussi les hommes de son époque. On peut dire qu’il a rouvert à la vie les portes de l’art. Il écrit que la peinture est une « silencieuse puissance qui d’abord ne parle qu’aux yeux, puis qui gagne et finit par s’emparer de toutes les facultés de l’âme. » C’est un peintre impulsif, qui fait place à l’imagination et qui trouve une stimulation extraordinaire dans les sujets religieux. Chose étonnante, il a pris deux fois pour thème un épisode qu’on ne trouve dans aucun récit, mais qui paraît tout à fait vraisemblable : après la lapidation d’Etienne, des femmes viennent relever, avec une grande tendresse, son corps martyrisé.

Pour Delacroix, la peinture était une lutte, à l’image de sa dernière oeuvre, une des plus belles et des plus célèbres, que l’on peut voir dans la chapelle des Saints Anges, à Saint-Sulpice. Il l’a réalisée en utilisant une peinture à base d’huile et de cire. La scène représente justement une lutte, la lutte de Jacob avec l’Ange, dans un décor exaltant la beauté de la nature avec ses arbres immenses aux troncs tortueux, dans des tons de violet et de rouge. Comme le décrit Baudelaire, Jacob est « incliné en avant comme un bélier et bandant toute sa musculature ». En se mesurant à cette œuvre, telle était l’attitude de Delacroix qui note dans son Journal : « Je fuis dès le petit jour et je cours à ce travail enchanteur ; ce qui me paraissait de loin facile à surmonter me présente d’horribles et incessantes difficultés. Mais d’où vient que ce combat éternel, au lieu de m’abattre, me relève, au lieu de me décourager, me console ? »


Delacroix (1798-1863)
Paris, Musée du Louvre, Hall Napoléon, jusqu’au 23 juillet.
New York, The Metropolitan Museum of Art, du 17 septembre au 6 janvier.
www.louvre.fr



*Journaliste et, depuis 2001, directeur du mensuel Vita. Il collabore avec de nombreux journaux italiens. Fondateur et président de l’Association Giovanni Testori Onlus, il est également l’auteur du blog d’art Robe da chiodi.