Javier Prades (photo : Filmati Milanesi)

Prades et Roy. Témoins dans une société qui ne croit pas

Extraits d’une conversation sur notre époque entre le théologien espagnol et le politologue français. La peur du lendemain, l’absence de consensus sur les valeurs, la tâche des chrétiens (et des religions)

C’est un discours historique. Pas pour les réactions déclenchées en France et les polémiques sur l’« offense à la laïcité », mais pour la question fondamentale évoquée par les paroles d’Emmanuel Macron aux Évêques de son pays : la présence et la tâche des chrétiens aujourd’hui. « Nous avons besoin de vous » a dit le Président français sans périphrase. Il est important de comprendre pourquoi. Le texte vous le trouverez ci-dessous ; c’est le point de départ du « Premier Plan » de ce mois que nous avons développé à partir d’une conversation entre le théologien Javier Prades et le politologue Olivier Roy, modérée par le juriste Andrea Simoncini et qui a eu lieu le 5 avril au Centre Culturel de Milan. Elle s’articule autour d’une question décisive : peut-on récupérer un parcours commun dans cette société plurielle et désorientée où prévaut souvent le nihilisme ? Comment ? Quel est le rôle des religions ? Et surtout, est-il pensable que cette redécouverte advienne non pas de manière intellectuelle mais grâce à des faits et des visages qui montrent une différence vécue, c’est-à dire grâce à des témoins ? Les histoires que nous rapportons nous disent que oui : c’est non seulement possible mais c’est le chemin, la méthode par laquelle peut advenir - et advient déjà – un nouveau commencement. Ce ne sont pas seulement de « bons exemples » mais elles ont une portée universelle comme l’explique l’interview du sociologue Mikel Azurmendi et comme le révèle l’article de David Brooks publié sur le New York Times : Il raconte sa visite à La Cometa, maison d’accueil à Côme, et c’est un exemple de ce que les « non chrétiens » reconnaissent – et demandent – à qui a la foi. Au fond c’est la même chose que ce que nous demande le Pape François : la sainteté, notre conversion au Christ. C’est de cela que le monde a besoin.

Andrea Simoncini. La conversation de ce soir a pour titre De la Méditerranée à l’Europe, le témoignage d’une société plurielle. Le thème que nous voulons aborder c’est le rôle que jouent aujourd’hui les formes de pluralité, en particulier le phénomène religieux, et de quelle manière elles réussissent à cohabiter dans le contexte actuel. Mais je voudrais partir d’un point que j’appellerais le « besoin d’avenir ». Il me semble que la caractéristique dominante de notre époque est une vision très sombre et dramatique de l’avenir. Selon l’Eurobaromètre, les européens n’imaginent pas une amélioration de la situation actuelle, plus de 60% imaginent une situation semblable ou pire. Si nous considérons la culture populaire – les films, les séries TV, les fictions – il y a toujours plus de scénarios dit « dystopiques », où l’avenir est souvent représenté comme un cauchemar. Cette vision sombre a-t-elle un impact sur ce que nous vivons aujourd’hui ? Ce besoin d’avenir existe-t-il ? Et quelles voies trouve-t-il ?

Olivier Roy. Il y a effectivement une crise des imaginaires collectifs qui ont fait beaucoup de mal à l’humanité comme le fascisme, le communisme, le nationalisme. Nos sociétés se basent sur l’idée du « contrat » c’est-à-dire d’un pacte établi afin de pouvoir vivre tous ensemble. Toutefois cela ne crée pas un imaginaire partagé. Par rapport à l’avenir, la crise de l’imaginaire implique un manque d’utopie et, par rapport au passé, elle implique un manque de nostalgie. Il n’y a pas de vraie nostalgie, il n’y a pas de vraie utopie : on vit essentiellement dans le présent. C’est le problème. Si par exemple nous observons les jeunes qui s’enrôlent dans Daesh, nous voyons que ce ne sont pas des utopistes. Au contraire, ils sont en rapport avec la mort : ils vont chercher une société meilleure mais pour mourir. Tous les attentats commis en Europe sont des suicides. Je dirais donc qu’au centre de ce désir d’absolu il n’y a pas un projet mais la mort. Nous avons affaire à une crise des utopies. Mais le problème c’est ce que nous opposons au terrorisme. Nous opposons les valeurs européennes : quelles sont ces valeurs ? Pour quoi sommes-nous prêts à mourir ? Dans les sociétés européennes, le terrorisme provoque une grande peur, plus métaphysique que physique, parce qu’il dévoile un facteur central : nous n’avons pas de réponse collective et cela génère de l’angoisse. On ne sait pas pour quel motif nous sommes menacés ni comment nous pouvons combattre ou ne pas combattre.

« Le terrorisme provoque une grande peur, plus métaphysique que physique, parce qu’il dévoile un facteur central : nous n’avons pas de réponse collective et cela génère de l’angoisse »

Javier Prades. D’un côté il y a effectivement cette perception d’un horizon « dystopique », d’une utopie négative, d’une tragédie planétaire, d’un collapsus de la civilisation. De l’autre côté cependant, il me semble qu’il y a quelques niveaux d’élaboration de projets utopiques : par exemple le rapport entre la biotechnologie et la cyber culture, ce n’est pas uniquement le progrès technique qui veut garantir plus d’opportunités à l’humanité : il s’accompagne souvent d’une pensée qui estime pouvoir maintenant fabriquer l’avenir par ses propres forces. La complexité de ces choses dépasse ma capacité à les évaluer mais c’est ce que l’on rencontre en lisant et en regardant autour de soi. On peut reprendre le jugement d’un grand sociologue allemand, un des intellectuels européens les plus en vue, Ulrich Beck qui, dans un ouvrage posthume (La métamorphose du monde, ndr) dit qu’il n’a plus les catégories pour juger, pour comprendre le monde qu’il a devant lui, à la télévision ; il ne réussit plus à comprendre le monde. Dans ce contexte varié j’ai toujours été attiré par un aspect, issu de mes observations et non pas de la recherche scientifique : l’avenir est lié à la confiance d’aujourd’hui. J’ai beaucoup réfléchi à la suite du fameux accident où un avion de la compagnie allemande Germanwings s’est écrasé dans les Alpes, suite à la décision du copilote, provocant la mort de 150 personnes. C’était « notre » affaire. Je veux dire nôtre en tant qu’européens. Il ne s’agissait ni de terroristes ni d’agents extérieurs à notre culture. L’effarement a été incroyable. Effarement dans les jugements, certainement aussi dans l’affection pour les victimes, mais cela a été véritablement une crise de l’intelligence du réel. Une de ces valeurs qui de fait est partagée par tout le monde est apparue : la confiance. Si la confiance disparaît, la société disparaît. De fait, il n’y a pas eu de discussion à ce propos : c’est une condition indispensable à la vie comme nous l’avons vécue pendant des siècles en Occident. C’est une dimension de l’expérience humaine que nous reconnaissons tous. Si ce n’est que, même si tout le monde est d’accord sur la valeur de la confiance au-delà de toute considération idéologique, après une minute naît cette question : comment faire pour la garantir ? C’est ici qu’émergent des alternatives très intéressantes. Dans le débat sur la presse espagnole j’ai identifié au moins deux pistes différentes : pour un philosophe de Madrid, le problème était la limite d’un système qui protège contre un terroriste externe mais pas contre le pilote et la solution doit donc être de créer des systèmes plus parfaits. Un grand sociologue de Barcelone avait une opinion totalement différente : selon lui. Face à cette menace contre le bien social primordial de la confiance, nous devons miser sur la liberté et créer des espaces humains qui éduquent cette liberté pour soutenir les risques d’un système social évolué. En pensant à l’avenir, découvrir que la confiance fait partie de l’expérience humaine élémentaire me semble une contribution très intéressante et en même temps nous place tous face à la même question : comment générer, conserver, faire croître et communiquer la confiance dans la vie sociale, en famille, au travail, entre amis et à tous les niveaux ?

Olivier Roy

Simoncini. Il est vrai que les religions créent des liens mais, paradoxalement, elles créent des liens basés sur des prétentions de vérité qui, en tant que telles, comportent parfois un conflit. Le modèle de la sécularisation qui a essayé de créer de la confiance de manière alternative à la religion me semble en échec. Ou du moins souffre de graves limites. Alors, dans le contexte actuel, comment la religiosité, la religion, peut-elle redevenir un facteur positif de création de liens et ne pas être perçue comme un facteur duquel il faut se défendre ?

Roy. Pour que la religion soit créatrice de lien social il faudrait deux conditions : soit tout le monde est religieux ce qui peut se produire à l’intérieur d’un monastère mais pas dans une société réelle ; soit la religion reconnaît le droit à ne pas croire. Historiquement, quand non croyants et croyants partagent une même culture religieuse il est possible que cela se vérifie. Quand, à la fin du 19ème siècle, le Ministre de l’éducation français, Jules Ferry a créé l’école laïque obligatoire, immédiatement s’est posée la question de quelles valeurs il fallait transmettre. Pour éviter une guerre entre croyants et non croyants il a écrit une lettre aux enseignants qui serait absolument impensable aujourd’hui, dans laquelle il disait : il n’y a pas de problème, nous avons tous la même morale. Par contre aujourd’hui le problème est justement celui-ci : dans la société européenne occidentale il n’y a plus de consensus sur les valeurs. Par conséquent les religions ont un problème et quelle est la solution ? Ou elles se replient sur elles-mêmes et, comme le dit le penseur américain Rod Dreher, elles passent à l'« Option saint Benoît » (vivre dans une sorte de « monastère sans murs » à l’intérieur de la société), ou on essaie de trouver un terrain d’action commun de ce qui peut être partagé quand on ne partage pas les mêmes valeurs.

Prades. Dans l’histoire de la pensée européenne s’est ouverte une fracture profonde entre l’usage de la raison et l’exercice de la confiance, de la foi : ce qui est universel se joue sur un usage de la raison purifié de toute contamination, de toute pollution des dimensions d’affection, liberté, relation. C’est ainsi qu’en Europe, pendant des siècles, nous avons garanti la neutralité, l’objectivité et l’universalité de la raison. Evidemment, dans cette perspective la religion pouvait garantir le lien mais à un prix trop élevé : l’irrationalité, la non-universalité et par conséquent tous les dangers dérivant du fanatisme et de l’arbitraire. Cela ne se dépasse pas d’un jour à l’autre. C’est pourquoi il est très intéressant de suivre quelques-uns ou du moins les plus grands noms de la sociologie de la religion contemporaine qui commencent à dire que ce modèle épistémologique ne va pas bien parce que si nous divisons au départ l’intégralité de l’expérience humaine nous aurons une raison instrumentale, techniquement exceptionnelle, sans âme, sans humanité, sans capacité de lien ; et nous ferons l’expérience d’une relation totalement sentimentale, émotionnelle, incapable de contribuer à la paix sociale. C’est pourquoi le défi de construire ou reconstruire les espaces dont parle Roy passe par une tâche patiente, qui durera peut-être des siècles, de témoignage en pratique de l’intégralité de l’expérience humaine. Comment pouvons-nous reconnaître les valeurs partagées quand elles émergent ? Il n’y a pas de « tabelle » des valeurs qui nous mettent d’accord mais chaque fois que nous pouvons tous reconnaître en pratique dans la société une dimension partagée de l’humain alors nous faisons un pas en avant. C’est cette dimension que nous devons soigner et poursuivre : c’est un usage de la raison possible aussi bien pour l’homme religieux que pour l’homme non religieux. Ce n’est qu’en regardant ensemble se réaliser de facto cette dimension vécue de l’humain que nous pourrons effectivement faire un pas vers la cohabitation et le consensus social qui n’est même plus un système moral prédéfini (nous en avons malheureusement un infinité d’exemples). Qu’est-ce qui renouera donc le lien entre la vérité – grand idéal de l’Europe des lumières – et la liberté – grand idéal de l’Europe contemporaine -, l’idéal de la pleine réalisation de soi ? Qu’est-ce qui remettra ensemble vérité et liberté ? Il me semble que l’Occident peut récupérer une catégorie typiquement juive et chrétienne : le témoignage. C’est une modalité de contribution pour tous qui passe par la communication d’une expérience vécue. C’est une modalité de communication du vrai : c’est incontournable. L’Occident ne peut renoncer ni à la vérité ni à la liberté qui s’impose dans le geste du témoignage. Dans ce sens, pas n’importe quel lien religieux sera une contribution au bien commun. Le défi est très profond. Que pouvons-nous offrir au débat commun ? Je ne suis pas favorable à l’« Option saint Benoît » telle qu’elle est présentée d’habitude. Nous sommes dans la vie de tout le monde et nous vivons avec tout le monde : je ne pense pas que le « ghetto » soit le chemin à suivre, par contre nous sommes responsables de vivre une certaine réalité qui, en tant que telle implique les dimensions que nous voulons proposer à tout le monde. J’ai été frappé que Beck affirme que repousser les frontières de la pensée établie ne sera pas un pur acte de la pensée : nous ne retrouverons pas les catégories et nous n’inventerons pas de nouvelles catégories de la pensée simplement parce que nous y pensons. Nous avons besoin (il utilise une expression sociologique) de Handlungsräume, « d’espaces d’action ». Il m’a fait réaliser – c’est ma lecture personnelle – combien il est vrai que chaque pensée créative qui repousse les limites de « ce que l’on sait déjà » naît à l’intérieur d’un espace vivant. Il n’y aura pas de pensée nouvelle sans lien social communautaire ni confiance. Je ne peux pas éviter de penser à la réalité communautaire de la vie chrétienne. Si l’on veut promouvoir une pensée nouvelle on ne se met pas à théoriser : on vit. Et on vit ensemble, on fabrique des espaces de créativité qui, en s’imposant, en risquant et en témoignant, font progresser la pensée. Je l’ai toujours vu chez les grands témoins comme le pape Benoît XVI et le pape François.

« Comment pouvons-nous reconnaître les valeurs partagées quand elles émergent ? Chaque fois que nous pouvons tous reconnaître en pratique dans la société une dimension partagée de l’humain alors nous faisons un pas en avant »

Simoncini. Le témoignage, cette capacité à mettre ensemble vérité et liberté, serait-il possible dans d’autres religions, dans l’islam par exemple ? Et comment se placer par rapport à des religions qui ne reconnaissent pas la liberté ? Y a-t-il un espace commun ? Comment le construire ?

Roy. Je crois que le problème n’est pas théologique, c'est-à-dire qu’il ne s’agit pas de comparer ce qui est écrit dans la Bible avec ce qui est écrit dans le Coran. Le problème est comment les personnes manifestent la religion à l’intérieur de leur société. Avec l’islam, depuis une quarantaine d’années, nous avons affaire à ce fantasme d’unité : la tentative d’uniformiser la société sous la sharia. Mais ce projet a échoué : l’histoire le démontre, la politique le démontre, les choses ont simplement lieu. De l’Iran à la Tunisie, la majeure partie des musulmans ont tiré leurs conclusions. Et puis il y a Daesh et l’Etat islamique : vu que tout a échoué, il ne nous reste plus qu’à mourir et à entraîner tout le monde dans cette mort. Aujourd’hui nous voyons que de nombreux croyants musulmans se demandent ce que signifie être croyants dans une société qui ne l’est pas. C’est la même question que se posent de nombreux chrétiens. Le concept de témoignage me fait voir qu’il y a un retour vers les religions soufies – nous le voyons dans beaucoup de pays, en Egypte, au Maroc, en Iran, en Turquie, dans la classe moyenne d’intellectuels et de professionnels – une augmentation des communautés soufies, apolitiques, qui se concentrent sur ce que signifie être croyant dans une société qui ne l’est pas.



Prades. C’est très intéressant que cela se passe dans le monde musulman. Tout comme l’émergence de la question que vous posez : que signifie être croyant dans une société qui ne l’est plus ? C’est une question plus facile à percevoir en Occident où le contexte social peut être considéré comme non croyant. Peut-être que dans les sociétés islamiques il serait important de saisir en pratique ce que signifie vivre l’expérience humaine religieuse élémentaire : saisir que Dieu ne peut pas vouloir une relation forcée, qui ne soit pas libre. Historiquement, les chrétiens, mais certainement aussi le monde musulman, ont pu déformer cette dimension de l’expérience religieuse qui ne peut pas ne pas être libre. Trouver un espace partagé, chose qui – je le rappelle – ne peut pas se faire théoriquement, est un problème de sujets du peuple, de personnes, de communautés, de rapports, de mélanges d’humanités. L’urgence de contribuer à la récupération de la dimension strictement personnelle, interpersonnelle, corporelle, charnelle de l’expérience religieuse, ouverte à tous, ouverte à l’autre : voilà le défi. Le « ghetto » ne va pas. Le cosmopolitisme abstrait ne va pas. Une unité comme pour la communauté islamique au sens classique ne va pas. Nous avons besoin de quelque chose de différent, d’une expérience concrète particulière qui porte en soi un horizon et une respiration universels. Je ne demande pas une chose absurde : l’expérience humaine est ainsi faite. Aucun enfant ne se contente d’un principe général : « Les mamans aiment les enfants ». Il veut que sa maman l’aime et c’est tout. Comment arrivera-t-il à comprendre la portée universelle de l’affirmation « la maman aime son enfant » ? Non pas parce qu’il lit l’encyclopédie de la pédiatrie moderne mais parce qu’il vit la relation avec sa mère concrètement, corporellement, humainement. Si c’est valable pour l’expérience humaine tout court, alors c’est valable pour le musulman, pour le bouddhiste, pour le chrétien, pour l’athée, pour tout le monde. Qu’il y ait cette dimension concrète d’expérience vécue qui introduit à l’universel est la grande grâce qui peut arriver dans la vie de chacun de nous et c’est la grande contribution que l’on peut apporter au bien commun. La tentative de séparer l’intelligence des valeurs du rapport où elle se réalise a déjà marqué l’histoire de l’Europe. Nous pouvons l’ignorer, nous pouvons insister sur une culture abstraite, détachée, nous pouvons insister… jusqu’à ce que nous disparaissions tous. Mais si nous voulons un avenir nous avons besoin de liens humains, vraiment humains, qui soient en mesure de se confronter à cette question : que signifie le lien par excellence, le lien avec Dieu, face à celui qui ne reconnaît pas le lien avec Dieu ? Tant que nous ne répondons pas à cette question, nous n’y sommes pas. Tant qu’un musulman n’y répondra pas, nous n’y serons pas. Le Pew Research Center (ndtr : Le Pew Research Center est un centre de recherche américain qui fournit des statistiques et des informations sociales sous forme de démographie, sondage d'opinion, analyse de contenu) dit qu’en 2060 63% de la population mondiale sera constituée de musulmans et de chrétiens. J’espère que d’ici là, pour le bien de tous, nous aurons fait quelques pas en avant vers ce lien constitutif entre l’exercice universel de la raison et la confiance, la foi.

Simoncini. Si la possibilité de lien ne se trouve pas dans les théologies ni dans les discours mais dans l’expérience entre les personnes, voyez-vous quelque chose d’où nous pourrions repartir dans cette situation si confuse et difficile ?

Roy. Je dirais le voisinage, la proximité, la vie quotidienne, la vie professionnelle. Je ne parle pas de grands mouvements – nous avons déjà assez d’ONG et d’organisations qui fonctionnent bien – je vois la nécessité de recréer un lien social à partir de la base. La vie de quartier, les syndicats, l’usine… sont finis. Nos sociétés ont détruit les liens horizontaux. Maintenant il faut travailler à titre personnel.

Prades. Comme je l’ai déjà dit, ce qui me semble le plus nécessaire c’est la confiance. Qu’est-ce qui la crée ou la recrée ? Nous avons tous fait l’expérience du soupçon : entre mari et femme, entre parents et enfants, entre collègues de travail, par rapport aux politiciens, par rapport à son supérieur, par rapport à son subordonné. Le soupçon est un virus qui tue. On ne s’en libère pas parce qu’on décide de s’en libérer ou parce qu’on dit qu’on n’en est pas affecté. Ce n’est pas vrai. La confiance, ce bien social qui reconstitue le tissu humain est donc fragile. Aussi nécessaire que fragile. C’est pourquoi, s’il n’y a pas un supplément de confiance nous sommes condamnés au scepticisme. Après 40 ans, les déceptions nous ôtent toute énergie pour continuer à construire, on avance un peu par inertie, par responsabilité, dans le sens péjoratif de la parole. De mon expérience, ce qui reconstitue la confiance c’est la miséricorde. Je dois dire que pour une cohabitation vivante, bonne, il faut beaucoup, mais beaucoup de miséricorde. Chacun de nous pourrait probablement offrir des exemples. J’en fais un qui a connu une diffusion nationale en Espagne pour comprendre que ce qui est bien pour une personne est bien pour tout le monde et si ce n’est pas bien pour tous, ce n’est pas bien non plus pour soi-même. Un fait divers : un enfant de huit ans disparaît sur le court trajet entre sa maison et celle de sa grand-mère dans un tout petit village. Pendant deux semaines tout le monde le cherche mais on ne le trouve pas. Les parents de cet enfant sont divorcés. Au début la police soupçonne le père mais après un certain temps elle arrête sa nouvelle compagne et la considère responsable de la disparition de l’enfant. Après quelques jours on retrouve l’enfant, mort. En fait cette femme l’avait tué, peut-être par jalousie. La mère est intervenue deux ou trois fois en s’adressant aux médias, portant sa douleur personnelle et exprimant sa gratitude pour les huit ans de la vie de son enfant, pour sa présence bonne. Elle s’est chargée de la douleur de son ex-mari, elle s’est chargée du drame de cette femme qui a tué et elle a demandé à tous les espagnols de n’ajouter ni rancœur, ni haine, ni ressentiment. L’impact sur les réseaux sociaux et sur les journaux a été incroyable. En Espagne nous sommes très agressifs ; d’habitude autour d’un tel geste il y a un cercle qui crie : « Tuez-le ! Assassin ! On n’en peut plus ! ». Il a suffi d’une femme incroyablement capable d’embrasser la douleur et le mal pour désamorcer la haine. Pendant des jours les journaux ont observé un silence ému devant la seule personne qui pouvait demander vengeance e qui a demandé de ne pas propager la haine au nom de son enfant. Ces choses, on ne peut pas les inventer, on ne peut que les reconnaître quand elles se produisent. Depuis que c’est arrivé je n’arrive pas à l’oublier. Ce qui émeut c’est le fait, mais ce qui redonne l’espérance c’est que même l’expérience humainement « impossible » de ne pas haïr l’assassin de ton enfant produit une correspondance dans tous les cœurs. Il n’y a pas eu un seul journaliste qui ait eu le courage de critiquer cette femme. Face à Nietzsche, de sa critique de la « morale d’esclaves », de la renonciation au surhomme. Le fait social qui me frappe c’est que, s’il y a un geste de vraie humanité nous ne sommes pas devenus suffisamment bestiaux pour ne pas le saisir dans son unicité universelle. Je ne sais pas d’où est sortie cette femme, elle ne me semble pas particulièrement religieuse, mais il y a un type d’humanité qui rend témoignage de son universalité pour son propre bien et celui de nous tous. Tant qu’il y aura de telles personnes en Europe on peut garder espoir.

« Il a suffi d’une femme incroyablement capable d’embrasser la douleur et le mal pour désamorcer la haine »

Javier Prades (Madrid, 1960) est prêtre du Diocèse de Madrid, licencié en droit, docteur en théologie et professeur ordinaire de théologie dogmatique à l’Université Ecclésiastique Saint Damase dont il est le recteur. Il est membre de la Commission Théologique Internationale. Il a publié entre autres : Nostalgia di Resurrezione. Ragione e fede in Occidente (2007), Occidente : l’ineludibile incontro (2008), Dar testimonio. Lapresencia de los cristianos en la sociedad plural (2015).

Olivier Roy est né à la Rochelle (France) en 1949. Politologue et expert orientaliste, il enseigne à l’Institut Universitaire Européen et depuis 2009 il est titulaire de la Chair Méditerranéenne du Robert Schuman Center for Advanced Studies. Il est consultant pour le Ministère des Affaires Etrangères français et a collaboré avec les Nations Unies et l’OSCE. Il a écrit de nombreux livres sur l’islam et la politique orientale dont : L’échec de l’islam politique (1996), La Sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture (2008) et Le Djihad et la mort (2016).