Paul Claudel

« Voir des choses impossibles »

Qu’est-ce qui comble l’espace entre l’individu et le cosmos ? Pour inaugurer la kermesse, une réécriture théâtrale du Soulier de satin. 150 ans après la naissance de son auteur, le paradoxe chrétien entre en scène
Fabrizio Sinisi

« L’enfant / Crie et joue en liberté, et il aime à manger ce qui lui paraît bon et à dormir son soûl. / Mais c’est raison qu’arrivant à l’âge dû le jeune homme / Ressente, voyant le visage de la femme, / Cette joie, / Et qu’en lui comme une puissance s’émeuve et qu’il la regarde, comme la nuit en avril /
Sous la foudre on voit le jardin blanc ».

Cet extrait de l’Échange exprime avec une clarté péremptoire une question décisive – sans doute justement la question – de toute l’œuvre de Paul Claudel : ce point de la conscience où l’on devient homme. Rejoindre, avec tout son moi, sans rien exclure de son propre être, une maturité capable de faire jaillir une liberté nouvelle. Mais la liberté en Claudel est toujours la conséquence d’un événement – et souvent un événement dramatique. C’est ce qui se produit dans L’annonce faite à Marie, avec les personnages qui doivent affronter le départ improvisé du chef de famille, la maladie de Violaine, la trahison de Mara. Cela arrive à Ysé dans le Partage de midi. Et cela arrive à Prouhèze, protagoniste du Soulier de satin, femme divisée entre trois hommes, trois raisons, trois visions du monde, à travers lesquels conquérir une nouvelle façon de regarder les choses, une nouvelle façon – et pourtant toujours plus « sienne » - de toucher et posséder le monde entier. Dans cette œuvre plus que dans aucune autre, Claudel nous communique ce passage étroit à travers lequel on devient adulte au milieu de la totalité des choses, par un sacrifice. C’est justement Le soulier de satin – revu par Giampiero Pizzol à partir d’une traduction de Simonetta Valenti, intitulée À travers la mer du désir – qui inaugurera le Meeting de cette année. « Une folie », explique le metteur en scène Otello Cenci, « que personne en Italie n’a encore tentée. Une histoire universelle, un récit sur la façon dont à travers beaucoup d’orages, notre cœur peut découvrir où accoster, et sa place dans le monde ».

Le spectacle ''À travers la mer du désir''

Une nouvelle édition du Soulier de satin est déjà en soi un événement important du point de vue historique et culturel : l’énorme volume de l’œuvre (qui dans une mise en scène intégrale durerait onze heures) et le nombre illimité de personnages (environ soixante-dix : d’où la nécessité d’une réécriture), ajoutés aux résistances que l’œuvre de Claudel a toujours rencontrées en Italie (aussi et surtout sans doute pour des raisons idéologiques) ont fait que très peu de gens ont eu l’occasion, jusqu’à présent, de la voir sur scène. Le Meeting offre une possibilité décisive de se confronter avec l’un des plus grands chefs d’œuvre du vingtième siècle, et justement à l’occasion du 150ème anniversaire de la naissance de Claudel.

Le choix de mettre en scène Le soulier de satin est cependant particulièrement heureux, pas seulement pour sa valeur historiographique ou pour la coïncidence de calendrier : il a en effet une extraordinaire pertinence avec le titre même du Meeting. « Théâtre total », a-t-on souvent dit de cette œuvre, et pas seulement pour sa monumentalité : l’action du Soulier de satin embrasse en effet le monde entier, et dans son déroulement, l’axe est justement donné par le lien inséparable entre les histoires des personnages – minimes, apparemment microscopiques - et le destin de toutes les choses.

La trame est un schéma narratif très simple : dans un seizième siècle légendaire, Doña Prouhèze, mariée à Don Pélage, courtisée par Don Camille, est cependant profondément amoureuse de Don Rodrigue qui l’aime en retour. Toutefois, jamais cet amour ne sera consommé : le texte entier se construit comme le déroulement, l’approfondissement des raisons de ce renoncement, de ce sacrifice.
Le monde entier est porté en scène pour célébrer le drame de la nature humaine face à la volonté de Dieu. Il n’existe, en effet, pas de lieu sur terre qui ne soit touché par les vicissitudes du Soulier de satin : l’Europe et les États-Unis, l’Asie et l’Orient. Un immense mouvement, un déploiement de forces et de mondes qui tournent autour de l’histoire d’un homme et d’une femme qui s’aiment sans jamais se toucher. Le désir de l’éternel et de l’infini, auquel même la terre ne semble pas pouvoir suffire, devient pourtant actuel dans la terre et sur la terre, dans les hommes et entre les hommes. Rodrigue et Prouhèze ne peuvent pas mettre de côté le monde, la terre, la chair, et pourtant tout cela ne suffit jamais : le désir réclame un dépassement, d’aller au-delà. Au début de la modernité, dans laquelle nous nous trouvons encore, l’homme est confronté au drame de ne pas se suffire.
Urs Von Balthasar qui considérait le Soulier de satin comme l’un des chefs d’œuvre solides de la culture occidentale, et qui s’occupa aussi de la traduction allemande, en parlait ainsi : « Le seizième siècle de Claudel est l’époque où la terre grandit sous la quille de Christophe Colomb, qui avec une ligne, droite comme une flèche, ne cherche plus l’horizon au-dessus de lui, mais devant lui. De façon imprévue, se produit une découverte terrible et délicieuse : la ligne se courbe et revient sur elle-même. Le globe terrestre est une prison, pour toujours. L’humanité se réfère à elle-même, pas seulement du point de vue géographique et astronomique ; son désir même qui pointait vers le haut, vers les anges, se replie et revient vers lui. S’il existe un paradis, alors il est ici, sur la terre, et il doit être trouvé, sur cette terre qui sera peut-être dévorée par le feu de son propre désir et de sa faute. Par le feu de l’amour et la colère de Dieu, mais ce sera alors une terre née à nouveau et transfigurée ».

Le drame, la douleur, le sacrifice de l’être humain donneront vie à un homme nouveau, un homme touché par Dieu qui est ici, en un temps dans la nature, contre elle et au-dessus d’elle, dans un mystérieux paradoxe dont les personnages du Soulier de satin sont justement les acteurs. « C’est la joie seule qui est mère du sacrifice » dit Rodrigue. « Quelle joie ? » lui demande le chinois. « La vision de celle qu’elle me donne » répond Rodrigue. « Appelez-vous joie la torture du désir ? » continue à l’interroger le chinois. Et Rodrigue : « Ce n’est point le désir qu’elle a lu sur mes lèvres, mais la reconnaissance ». Chaque sacrifice surgit d’une gratitude – chaque renoncement jaillit d’une chose reçue. Et voilà comment le drame personnel commence ici à devenir cosmique : les actions de Rodrigue et Prouhèze rompent la logique naturelle, ils deviennent témoignages qui font littéralement éclater la structure du monde tel qu’il est connu, ils la transpercent, la rendent transparente, et même les personnages d’orientations, de cultures et de mondes différents, ou même opposés – que Claudel, étant ambassadeur, connaissait très bien - entrevoient une différence séduisante. Au point d’en subir la fascination, et d’en être changés. « Le bien qu’elle peut me faire » confesse don Camille « me paraît plus terrible que le mal ».

« Ce que j’aime » dit Rodrigue à propos de Prouhèze, « Ce n’est point ce qu’il y a en elle de trouble et de mêlé et d’incertain que je lui demande, ce qu’il y a d’inerte et de neutre et de périssable, c’est l’être tout nu, la vie pure, c’est cet amour aussi fort que moi sous mon désir comme une grande flamme crue, comme un rire dans ma face ! ». Rodrigue, découvre aimer, en Prouhèze quelque chose de plus profond qu’elle-même, encore plus profond que ses « traits faibles » : l’« être nu », la « vie pure », un amour plus fort qu’eux deux, fort comme le désir, qui les rend vivants même dans le sacrifice et qui n’éteint pas l’amour, mais qui, au contraire, dans le sacrifice -paradoxalement - le sauve et l’accomplit. Un amour grand comme le cosmos sauve et accomplit l’amour de deux personnes, petits êtres humains enfermés dans un drame qui paraît insoluble. Le dialogue entre Prouhèze et l’ange gardien le montre bien :

L’ange gardien
Il était bon que tu lui apprennes le désir.
Doña Prouhèze
Le désir d’une illusion ? D’une ombre qui pour toujours lui échappe.
L’ange gardien
Le désir est de ce qui est, l’illusion est de ce qui n’est pas.

Le désir, écrit Claudel, est toujours authentique : il est toujours l’éclair d’une vérité. Et même dans cet amour illégitime et irréalisable, brille quelque chose d’immortel :

Doña Prouhèze
Il m’aimera toujours ?
L’ange gardien
Ce qui te rend si belle ne peut mourir.
Ce qui fait qu’il t’aime ne peut mourir.

Et encore, dans le dialogue entre Prouhèze et don Camille :

Don Camille
Prouhèze, vous appartiendrez vraiment à don Rodrigue le jour où finissant d’être sienne, vous appartiendrez à Dieu.
Doña Prouhèze
Ainsi, pour appartenir à Rodrigue, il faut que je renonce à Rodrigue ?
Don Camille
Mais la croix ne sera satisfaite que quand elle aura tout ce qui en vous n’est pas la volonté de Dieu détruit.

Voilà comment combler l’espace entre le particulier et le tout, entre la personne et le cosmos – la volonté de Dieu, l’étreinte amoureuse de la croix comme lieu de la plus belle splendeur humaine : voilà le grand paradoxe chrétien qui fascinait et en même temps scandalisait Claudel, comme il a toujours scandalisé (et fasciné) ses détracteurs. Voilà le point où « les forces qui font bouger l’histoire sont les mêmes que celles qui rendent l’homme heureux ». À une époque comme la nôtre, où la croix « flotte sur la mer », « au point où la limite du ciel connu disparaît / et qui est à égale distance du monde ancien et de l’autre nouveau », ce n’est que de ce qui est « au-delà du monde » que peut venir la raison « du monde » : Claudel nous montre comment même le plus petit, le plus sordide particulier peut être traversé pour toujours par l’éternel. Et, de cette façon, briller d’une lumière jamais vue auparavant, au point de poser à n’importe qui la question que Prouhèze pose à la fin à don Camille : « Pourquoi vos yeux aussi ne pourraient-ils voir des choses impossibles ? »