Marc Chagall, "Job", 1975

Le cri de Job

Pourquoi le Meeting propose-t-il une exposition sur un livre écrit il y a 2000 an ? Quel est le rapport du personnage biblique avec Mai 68 ? Le rendez-vous avec le mystère de la douleur révèle ce qui est arrivé à la raison après que Kant ait tué Kant
Ignacio Carbajosa

D’une manière ou de l’autre, ces derniers mois, nous sommes tous revenus aux événements d’il y a 50 ans (Mai 68), point de départ de quelques changements qui aujourd’hui déterminent notre manière de vivre et de penser. Quel est le rapport entre un personnage comme Job et ces Parisiens qui affrontaient la police ? Pourquoi proposer maintenant au Meeting une exposition sur un livre écrit il y a deux mille ans (« Y a-t-il quelqu’un qui écoute mon cri ? Job et l’énigme de la souffrance »).

Il existe de nombreuses tentatives de comprendre les racines du mouvement promu par les jeunes de 68 et aussi d’expliquer ses conséquences pour notre culture. La rupture avec la tradition, le passé, la « mise à mort du père » est sans doute un des thèmes, plutôt une des revendications que brandissaient alors les jeunes. Le slogan « le présent, rien que le présent ! » ? au-delà du désir caché d’une présence en mesure d’embrasser vraiment ses propres exigences ? est resté comme paradigme d’une volonté de fuir toute dépendance, toute histoire à laquelle on appartient et de l’affirmation d’un « moi » autonome dont le point de départ est la seule raison sans ancrage historique (rien de nouveau par rapport à la prétention illuministe), et la satisfaction libératoire de chaque désir (ici, en revanche, on enregistre une nouveauté : l’idée de « juste milieu » idéalisée par l’antiquité n’appartient plus à l’horizon normal…).

Dans ce sens, le livre de Job peut nous éclairer. Dans ses pages nous trouvons deux mentalités qui s’affrontent : la mentalité « autonome  » (représentée par les amis de Job), qui exclut d’emblée tout lien avec quelque chose qui est au-delà des limites de la « seule raison » ; et la mentalité qui souligne la « dépendance », soit pour instaurer un duel avec Dieu, soit pour céder à une présence bonne qui s’impose (représentée par Job).

Les amis de Job écartent la question du pourquoi de la souffrance, une question qui ne pourrait s’adresser qu’à Dieu. Pour eux, Dieu est réduit à une règle claire : qui fait le mal est puni par le mal. Si Job souffre, cela signifie qu’il a mérité une punition. Peu importe le fait qu’en s’appuyant sur les données de la réalité il proclame son innocence. Pour Job le vrai interlocuteur est Dieu lui-même, pas ses amis. C’est à Lui qu’il demande une explication, c’est avec Lui qu’il veut engager un duel.

En somme, le livre biblique thématise le problème de la souffrance innocente. Dans ce sens c’est un livre d’une grande actualité. Aujourd’hui comme jamais ce problème défie la raison moderne. Le scandale du mal qui prend des dimensions jamais vues (pensons aux drames du XXe siècle culminant à Auschwitz) et l’énigme de la souffrance innocente (celle des enfants malades ou des victimes de tremblements de terre) tourmentent une raison qui n’arrive pas à tout soumettre à sa mesure. C’est justement ici que le livre biblique apporte sa grande contribution : la raison de Job est toujours en dialogue même si c’est sur un mode de questionnement ou de défi rebelle à Dieu. Qu’est-ce qui est arrivé par contre à la raison moderne ?

Après Mai 68 (mais déjà auparavant, depuis le tournant de l’Illuminisme) la raison est perdue face au défi de la souffrance : elle est seule, elle se conçoit de manière autonome, elle a perdu le lien avec le réel – qui la rend naturellement religieuse – et le lien avec l’histoire particulière du christianisme – qui a introduit la figure de Dieu le Père du Christ, présence bonne dans l’histoire. Dans ces circonstances, l’énigme de la souffrance devient radicalement insoluble. Le rendez-vous avec le mystère de la douleur révèle ainsi la position de la raison : nous sommes au croisement d’une raison autonome (pas dépendante ni « en relation ») et une raison située historiquement (qui se conçoit et devient féconde à l’intérieur de l’histoire particulière du christianisme).

Dans ce sens, le mouvement de Mai 68 ne fait que reprendre et relancer, en le radicalisant parfois, le tournant entamé par l’Illuminisme. Essayons donc de parcourir les étapes qui ont contribué à rendre problématique la question de la douleur. Ce sont les mêmes étapes qui ont vu s’affaiblir l’image du Père comme présence historique bonne qui accompagne la vie, abandonnant la raison à une solitude pour laquelle elle n’est pas faite.

En 1755 la sensibilité des intellectuels européens est défiée par le tremblement de terre de Lisbonne qui provoqua plus de 60.000 morts. C’est alors que naît la question fondamentale de la bonté et de la justice de Dieu : comment peut-il permettre une telle chose ? En réalité, la théodicée moderne était née quelques années auparavant avec le traité de Leibniz, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal (1710), qui représente une tentative de défendre la justice de Dieu (theos-dikea : justice de Dieu) contre les attaques du sceptique Pierre Bayle qui niait la bonté et la toute-puissance divines à cause des souffrances et du mal présents dans le monde. Leibniz nie que le mal et la souffrance mettent en doute la bonté et la toute-puissance de Dieu et affirme que nous sommes dans le meilleur des mondes possibles que le Tout-puissant ait pu créer. Dans son œuvre Candide ou l’optimisme (1759), Voltaire réagit de manière ironique et violente contre l’optimisme de Leibniz en pensant aux victimes de Lisbonne. Mais la réaction au tremblement de terre qui aura le plus d’influence dans l’histoire de la pensée est celle d’Emmanuel Kant qui, des années plus tard, écrit un petit opuscule De la faillite de toutes les tentatives philosophiques dans la théodicée (1791), où il affirme qu’une théodicée doctrinale n’est plus possible. Le problème posé à la justice de Dieu par le mal physique, moral et la souffrance injuste est insoluble de manière théorétique.

Pour Kant, la seule théodicée possible est celle qu’il définit comme « authentique » et qui est issue des sources pratiques de la connaissance. Un geste de foi rationnelle morale nous permet d’affirmer que Dieu est en rapport moral avec sa Création ; il veut son bien malgré les apparences contraires. Nous n’avons pas accès à la sagesse suprême ; mais à partir de la Loi morale que nous trouvons en nous, nous faisons un geste de confiance et nous concluons que Dieu, qui est présent dans la Loi morale elle-même, doit être lui aussi moral en rapport avec sa Création. Kant conclut que cela n’a pas de sens de chercher une autre solution au problème que le mal pose à la bonté et à la toute-puissance divine.

Souvenons-nous que Kant refuse tout autre accès à Dieu qui ne soit à travers la raison pratique, c’est-à-dire reconnaître Dieu identifié avec la Loi morale que nous trouvons en nous. Une théologie spéculative, et encore moins une théologie dogmatique qui naît de la Révélation, est impossible. Pour lui, un événement historique ne peut pas être la voie d’accès à une vérité universelle. Il est ainsi évident que l’« interdit » kantien d’une Incarnation de contenu réel rend la théodicée impossible. Lisbonne et plus encore Auschwitz sont un défi insurmontable pour un Dieu théorique.

Il est intéressant d’observer qu’avant le désastre de Lisbonne il y avait eu d’autres tragédies en Europe, probablement plus « dramatiques ». Pensons seulement au phénomène de la peste au Moyen Âge. Mais ces tragédies n’avaient pas représenté une objection à la bonté et à la toute-puissance de Dieu. Dans la mentalité populaire et la pensée occidentale de l’époque, la bonté divine était identifiée dans la personne du Christ souffrant, mort sur la croix pour nous, miséricordieux avec les hommes. Le Christ qui se penchait alors sur les blessures des pestiférés en la personne de tant de saints qui donnèrent leur vie jusqu’à la mort par contagion. En d’autres termes, le Mystère du Père bon était encore présent et actif dans la mentalité populaire.

Il faut aussi souligner que le geste de foi rationnelle préconisé par Kant (malgré l’apparente contradiction) est encore issu de la Révélation chrétienne. En fait, Kant peut encore s’appuyer sur la perception d’un Dieu bon (qui coïncide avec la Loi morale) qui n’existerait pas sans la tradition chrétienne. La Loi morale que nous trouvons en nous, telle que Kant la présente, n’est rien d’autre que la morale évangélique. Mais l’accès ontologique à Dieu, que Kant défend, – conçu comme architecte ou créateur du monde, origine de toute la réalité – est également issu d’une certaine tradition chrétienne. Paradoxalement c’est Kant lui-même qui fait sauter les fondements sur lesquels s’appuyait ce geste de foi rationnelle.

Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, la confiance en un Dieu bon était encore possible : la tradition chrétienne imprégnait encore la mens de l’homme occidental, au moins comme ensemble de valeurs, « Dieu chrétien » compris (le Dieu « Père bon » que le prophète Jésus, homme parmi les hommes nous a communiqué au sommet de la religiosité historique). Depuis que Kant déclare que l’accès à Dieu à travers l’avènement historique du Christ n’est pas rationnel, c’est-à-dire depuis qu’il se détache des « églises statutaires » ou « églises historiques » (celles nées du Christ historique dans le temps) pour proposer une église universelle basée sur la religion morale qui prêche une foi rationnelle accessible à tous les hommes, alors ce « Dieu bon » transmis par les Évangiles et la morale qui en dérive commencent peu à peu à devenir flous.

Le problème est qu’il n’est pas nécessairement dit – et aujourd’hui le contraire est évident – que la raison toute seule puisse arriver à une foi rationnelle comme celle proposée par Kant. Paradoxalement, sa foi était trop chrétienne. Sans la base de l’édifice de la morale chrétienne – qui est Jésus lui-même, vivant et transmis au sein de la tradition de l’Église historique –, cet édifice s’écroule. Il en résulte qu’aujourd’hui il n’est plus possible de considérer comme évident l’accès anthropologique et ontologique à Dieu. L’anthropologie chrétienne a explosé non seulement dans son aspect dogmatique mais aussi dans son aspect moral, partagé jusqu’à récemment par les civilisations occidentales. Parler aujourd’hui de « Loi morale que je trouve en moi » est plus que problématique : ce n’est pas politiquement correct. En somme, arriver à Dieu à travers l’homme est un parcours qui n’est plus évident.

Mais la pensée moderne a aussi rendu problématique la vie qui part de la réalité. L’athéisme et l’agnosticisme dominants, tout comme un certain parcours de la science moderne (qui bannit la question ultime du « pourquoi l’être et pas le néant » de la chaîne causale) excluent le rapport naturel que Kant établissait entre réalité et Dieu.

La confiance kantienne en un Dieu bon est de fait impossible aujourd’hui en dehors de l’expérience chrétienne. Il n’est pas possible d’affronter le mal et la souffrance innocente avec ce geste de foi rationnelle préconisé par Kant. Auschwitz a marqué la fin de la vie kantienne. Il n’est plus possible de se tenir devant cette tragédie en s’appuyant sur une foi rationnelle qui n’a plus de contexte chrétien. Kant a tué Kant.

C’est là que revient Job. La réponse à ses souffrances, comme on le verra dans l’exposition, n’était pas une explication mais une présence bonne. Vers la fin du livre, quand Dieu apparaît, il ne donne aucune réponse aux questions de Job. Il le met devant le spectacle de la Création qui renvoie à une Présence créatrice qu’il avait considérée comme évidente. « Je te connaissais seulement mais maintenant mes yeux t’ont vu » conclut Job. Maintenant il a un Tu à qui adresser ses questions sur la douleur.

Avec Jésus, visage concret de la miséricorde du Père, une Présence bonne est entrée dans l’histoire qui nous permet de regarder en face nos souffrances à l’horizon des souffrances endurées par le Fils de Dieu. Hors de cette histoire particulière, face à l’énigme de la douleur, la raison de l’homme est abandonnée à une solitude effroyable.



Le personnage de Job auquel est dédiée l’exposition « Y a-t-il quelqu’un qui écoute mon cri ? » sera aussi le point de départ des rencontres clé de la semaine avec Julián Carrón, Mario Melazzini, Salvatore Natoli et Monica Maggioni (lundi 20 août).
Les autres expositions toucheront les environnements les plus variés : des gestes et paroles de Bergoglio aux rapports entre monde arabe et Europe, de la coupole de Brunelleschi au sport, de Romano Guardini aux Fondateurs de l’Italie