Hugh Jackman dans "Les Misérables" de Tom Hooper

Les Misérables. La force de Valjean

Qu’y a-t-il de si puissant dans "Les Misérables" ? Voici une tentative de réponse, qui passe par les pages du livre, la comédie musicale et le cinéma. Du refus de la dépendance à la miséricorde
Davide et Paolo Prosperi

Qui est Jean Valjean ? Quand nous le rencontrons pour la première fois, nous le voyons occupé à traîner seul l’énorme hampe du drapeau français, sur l’ordre du geôlier Javert. Les deux hommes se regardent : dans les yeux de Javert, on peut deviner une jouissance moqueuse, dans ceux du prisonnier, le feu de la haine. Voilà donc qui est Jean Valjean : un bagnard d’une force herculéenne. D’où lui vient cette force ? Valjean a volé, c’est vrai, mais en réalité, il ne se sent pas coupable. Il a purgé dix-neuf ans de prison pour avoir volé un morceau de pain, et ce n’était même pas pour lui-même. Non, il ne se sent redevable de rien. C’est plutôt la France qui est coupable et redevable envers lui. La force terrible de Valjean n’est donc pas seulement un don de la nature : elle matérialise l’élan de sa colère, colère pour ces dix-neuf années volées que personne ne pourra jamais lui restituer. Il s’agit d’une colère d’autant plus ardente et potentiellement dévastatrice que son âme est grande. Tout, en effet, en Valjean est grand, même si personne, et encore moins lui-même, ne le sait encore.

Ces quelques indices suffisent déjà pour élargir notre horizon. Valjean est lui-même et, à la fois, plus que lui-même : il incarne l’esprit de son temps ; dans sa force brûle la rage comprimée d’une génération entière. Tout comme les Marius, les Enjoras, les Courfeyracque nous rencontrerons sur les barricades de Paris, prêts à verser leur sang au cri de « Liberté, Égalité, Fraternité ! », ainsi Valjean est un homme blessé par l’injustice du monde, de l’État, de la loi, de la société. Mais dans sa vie, il se passe quelque chose qui lui ouvre un chemin différent, et cependant un chemin qui le portera exactement au but que tous désiraient atteindre : « Levons le drapeau de la liberté, tout homme sera un roi ! », chantent les jeunes sur les barricades le jour précédant la révolte durant laquelle quasi tous perdront la vie.

En réalité, c’est en Valjean que le rêve se réalise. C’est lui l’homme vraiment libéré, l’homme qui, d’esclave qu’il était, devient un “roi”. La métamorphose advient grâce à une rencontre. Sorti de prison, Jean Valjean erre comme un laissé pour compte. Même s’il a payé, son erreur est une marque au fer rouge, impossible à effacer. Il a été délinquant et délinquant il restera. Son nom est 24601, son numéro de matricule. Dans son errance, il rencontre l’évêque Myriel qui l’accueille chez lui. Valjean, de nuit, vole l’argenterie et s’enfuit. Mais il est capturé et ramené face à l’Évêque. C’est ici que l’inimaginable arrive. Non seulement Myriel affirme lui avoir donné l’argenterie, mais il lui reproche d’avoir oublié les dons les plus précieux : deux chandeliers d’argent, que nous retrouverons vers la fin de l’histoire. Valjean, en effet, ne s’en séparera plus. Il ne s’en séparera pas parce qu’en ces chandeliers, est conservé le mystère de cet événement qui l’a transformé de misérable en roi.

La comédie musicale de Broadway en 2015

Le rachat
Pour comprendre, il faut noter la finesse de la correspondance : il y a une similitude secrète entre la situation de Valjean à la sortie de prison et celle de l’Évêque après le vol. Tous deux ont été “volés”. Mais Myriel ne se met pas en fureur. Il accomplit au contraire un geste qui a la puissance de donner une nouvelle signification à ce qui arrive tout en n’en niant pas l’injustice : il donne à Valjean ce qu’il lui a volé par trahison. Il en fait même plus : il en rajoute. Et ainsi il transforme la marque de la faute de Valjean en la marque d’un amour plus puissant que cette faute. Vraiment, ici, c’est le Christ lui-même qui fait irruption au cœur de l’existence de l’ex-galérien. Cette “alchimie” que Jésus a accomplie avec Son sang, Myriel la réalise avec son argenterie. Car Jésus s’est livré à la mort en toute liberté, ce sang que le coup de lance fait jaillir de Son flanc déchiré (cf. Jn 19,34) devient en même temps don, signe de l’irrépressible Amour, qui vainc le péché au moment même où il est commis. C’est la même chose, d’une certaine manière, que fait Myriel. Il donne à Valjean tout l’argent que celui-ci lui a volé. Et ainsi il conquiert son cœur. Voilà le mystère de la Miséricorde : le pardon du Christ n’est pas un “fermer l’œil” débonnaire, mais est la force de l’amour qui libère l’homme de son mal en en payant le rachat par son propre sang.



Le don
Mais il y a plus encore. Myriel ne se limite pas à transformer l’argent volé en don. Il ajoute les chandeliers, qui à eux seuls valent plus que tout ce que Valjean avait pris. Cela semble un détail, mais pas du tout. Valjean n’est pas seulement libéré de sa faute. Il reçoit en don de Myriel la découverte d’une liberté bien plus grande qu’une simple absolution, une liberté qui est vraiment sans limite. Cela s’appelle gratuité. En Myriel, Valjean rencontre la vraie liberté, une liberté tellement souveraine qu’elle réussit à transformer l’injustice subie en un instrument pour affirmer sa propre personne. Les sources de rancœur qui le tenaient prisonnier, se sont ainsi asséchées. Valjean est libre, libre comme celui qui peut se donner sans mesure, parce qu’il se reconnaît aimé sans mesure. Nous comprenons alors pourquoi ces deux chandeliers deviendront vraiment pour lui le bien le plus précieux. Ils matérialisent, pour ainsi dire, ce plus que Valjean a reçu de Myriel : le pouvoir de redamare, pour le dire comme au Moyen-âge, c’est-à-dire répondre à l’amour reçu par la gratitude. L’homme sauvé n’est pas simplement un homme pardonné. Il reçoit en surabondance un pouvoir qu’il n’avait pas avant, qui est le pouvoir de participer de cette même gratuité de Dieu. « Là où le péché a abondé, là a surabondé la grâce » (Rm 5,20) : c’est le don de l’Esprit Saint. Ainsi Myriel ne se limite pas à pardonner Valjean. Il lui confie un devoir, une mission : « Mais rappelle-toi, mon frère, vois en cela un projet plus grand : tu dois utiliser cet argent précieux pour devenir un homme honnête. Par le témoignage des martyrs, par la passion et le sang, Dieu t’a relevé des ténèbres, Il a sauvé ton âme ». En cela aussi, Myriel rappelle le Christ. En effet, Jésus avait fait la même chose avec Pierre : « Pierre, m’aimes-tu ? Pais mes agneaux ». L’Évêque ne plaint pas Valjean. Il ne le caresse pas comme on le fait avec un cheval estropié, qui fait pitié. Non. Il croit dans le pouvoir souverain de la grâce qui élève le clochard et en fait un roi. C’est pour cela qu’il parie sur lui. Il mise tout sur lui comme s’il n’était jamais tombé, comme si tout commençait aujourd’hui, pour la première fois. Et, en effet, c’est cela la Miséricorde : « Les choses vieilles sont passées ; voici toutes choses sont devenues nouvelles… » (2 Cor 5,17).

Et Valjean répondra. Tout le reste du roman, comme le film, montre dans un crescendo le fruit de la semence jetée dans son cœur par l’Évêque : une vie pleine de gratuité – une gratuité qui amène Valjean à agir selon une logique différente de celle du monde qui l’entoure et qui, tout compte fait, l’émeut, parce que cela correspond à la vraie mesure pour laquelle l’homme est fait. Cela ne signifie pas que le reste de la vie de Valjean est un chemin en ligne droite. Au contraire, sa liberté est continuellement mise face à un carrefour.

Un inconnu est pris pour lui et il pourrait être condamné à sa place. Pour Valjean, cela serait une “libération” définitive du spectre de la prison. Mais peut-il trahir sa nouvelle “liberté” ? Après une nuit de tourment, il se présente face aux juges et il reprend, mais cette fois librement, ce nom et ce numéro qu’il avait rejetés au début avec rage : « Je m’appelle Jean Valjean, je suis le numéro 24601 ! ».

Quand il apprend que le jeune révolutionnaire Marius aime sa Cosette et réciproquement, il pourrait fuir Paris, comme il l’avait prévu. Au contraire, il risque sa vie pour sauver la vie de l’homme qui pourrait emmener l’unique affection qui lui est restée.

Enfin, quand Javert, d’abord son bourreau et son implacable persécuteur ensuite, tombe à l’improviste entre ses mains, Valjean est placé pour une dernière fois face à l’alternative entre deux libertés : celle du monde, qui calcule, et celle de la gratuité, de l’amour du Bien jusqu’au sacrifice. Et encore une fois, il choisit la seconde.

Peut-être, aucune scène ne capte mieux la transformation de Valjean que celle du “sauvetage” du pauvre Fauchelavant, enseveli sous un charriot qui est en train de le broyer. Exposé au regard de Javert, Valjean sait que son intervention pourrait alimenter le soupçon qui traverse déjà l’esprit de l’ex-bourreau : peu de personnes, à part lui, auraient pu soulever un tel poids… Mais Valjean n’hésite pas, ne soupèse pas. Dans le film, la musique qui accompagne la scène, et ce n’est pas un hasard, est la même que celle du début qui servait de fond à l’exhibition de la force herculéenne de Valjean. La force de la colère d’alors s’est transformée en une force encore plus grande de l’amour qui se donne sans calcul.

Le sommet
Pour conclure, on ne peut pas ne pas aborder un dernier point, la qualité majeure de la musique, et en même temps une limite évidente par rapport au roman. C’est le fait de réussir à jeter un pont entre scènes distantes, justement à travers la ressemblance des mélodies, en faisant percevoir au spectateur des liens qui, sinon, ne seraient pas immédiats. Les Mis, comme les américains l’appelle, est tout un entrelacement de ce type de renvois. Ainsi l’air qui exprime le tourment de Javert avant le suicide est quasiment identique au solo de Valjean, qui resté seul, lutte avec lui-même avant de céder à l’amour reçu. De cette façon, nous comprenons un autre aspect décisif : l’impact avec la Miséricorde n’annule pas le drame de la liberté face à Dieu. Au contraire, elle le fait exploser dans toute sa radicalité. Au fond, c’est justement face à la Miséricorde que le drame de l’homme est mis à nu : accepter de dépendre de la gratuité d’un autre est en effet moins facile que ce qu’il parait. Dans L’attrativa Gesù, don Giussani dit que, d’une certaine façon, le sommet de l’amour est d’accepter d’être pardonné. Pourquoi ? Parce que c’est difficile et c’est difficile parce que « cela frappe sur le museau de notre orgueil, de notre présomption. On voudrait en effet être aimé pour ce que l’on vaut », continue don Giussani. « Mais si tu veux être aimé pour ce que tu vaux, alors tu n’aimes pas l’autre. Tu t’aimes toi-même ». N’est-ce pas là justement, réduit à sa plus simple expression, le problème de l’homme moderne ? Le refus de la dépendance.

La différence entre Valjean et Javert, au fond, se trouve entièrement là. Tous deux sont mis face à la même Gratuité. Mais l’un y cède, en toute humilité et l’autre, au contraire, y résiste, allant contre son propre cœur, qui ne peut s’empêcher de rendre hommage à la justice “plus grande” de l’ennemi de toujours. En le rencontrant à nouveau dans la nuit, alors que celui-ci est en train de porter secours à Marius, Javert sait bien ce qu’il devrait faire. Et pourtant, pour la première fois, son cœur hésite : quelque chose, comme une main invisible, le bloque. Valjean s’éloigne avec le jeune homme sur les épaules, et Javert le laisse aller. Mais il ne parvient pas à se pardonner lui-même de l’avoir fait. Une brèche s’est ouverte in the heart of stone. Et toutefois, Javert ne parvient pas à supporter l’éclatement de son “monde”… « Mon cœur est de pierre et pourtant il tremble. Mon monde devient une ombre. Cet homme vient-il du paradis ou de l’enfer ? Et lui, le sait-il qu’en m’épargnant la vie ce jour-là, il m’a tué encore plus ? Je m’élance mais je tombe. Et les étoiles sont noires et froides alors que je regarde le vide d’un monde qui finira. Je fuis le monde, le monde de Jean Valjean ».