La Pietà Rondanini de Michel-Ange (détail)

Exposition à Milan. Pour que revive la Pietà

Au Château des Sforza, un parcours à travers les représentations du Vesperbild, “image des vêpres”, l’heure de la déposition de la Croix, qui prépare à la vision de la “Pietà Rondanini” de Michel-Ange à travers la compassion et la douleur de la Madone
Giuseppe Frangi

Au lieu de Pietà Rondanini le dernier chef-d’œuvre de Michel-Ange pourrait s’intituler Vesperbild Rondanini. Vesperbild” en allemand signifie “image des vêpres”, car dans le bréviaire l’heure des vêpres correspond à la déposition de la Croix et, ainsi les pages étaient souvent accompagnées par cette scène de dévotion. L’image qui nous est bien familière est celle de la Madone qui tient en son sein son fils mort : une scène que les évangiles nous racontent, et qui est entrée puissamment dans la dévotion populaire, répliquée dans des milliers d’images, qu’elles soient peintes ou sculptées.

De ce que nous savons, le début de cette tradition remonterait à l’an 1298, quand l’église carmélitaine de Cologne institua une indulgence pour qui avait prié devant une statue de Marie avec Jésus sur les genoux. Depuis lors, aussi grâce au soutien des dominicains présents dans la ville allemande avec le Studium guidé par Maître Eckhart, cette image se diffuse comme une tâche d’huile, franchissant rapidement les Alpes : une image suscitant de la compassion pour le Christ à travers la douleur de la Mère. Une riche et précieuse exposition présentée au Château des Sforza de Milan est dédiée à cette fascinante histoire iconographique. Ce n’est pas un hasard si les espaces contigus à la grande salle accueillent depuis 2015 la Pietà Rondanini : une exposition qui prépare à la vision du chef-d’œuvre et qui aide à en comprendre la signification et les origines.

L'exposition ''Vesperbild. Aux origines des Pietà de Michel-Ange'' au Château des Sforza de Milan

Les commissaires de l’exposition, Claudio Salsi, Giovanna Mori et Antonio Mazzotta, ont voulu courageusement prendre comme titre de l’exposition, cette parole clé, Vesperbild. C’est un voyage qui s’inspire d’une intuition d’un grand historien tel que Salvatore Settis, qui, déjà au temps de la nouvelle présentation Rondanini, avait lancé l’idée d’un approfondissement sur l’iconographie de la Pietà pour une vraie valorisation et compréhension de ce chef-d’œuvre. Settis explique : « L’exercice assidu de la Pietà demandait que le regard du croyant fixé, soit sur les textes, soit sur les images sacrées, sache en distiller les passions ou les émotions intensément vécues et ainsi ressortant corporellement. Pour les revivre intérieurement et pour se les approprier ».

Dans l’exposition, le voyage commence avec un chef-d’œuvre de verticalité poignante et dramatique, provenant de Francfort : un Vesperbild daté de la fin de 1300. Le corps du Christ, tenu par Marie, tourné vers le fidèle, pour mieux se montrer, avec le flanc dévoré de douleur et de maigreur. Ce qui frappe, en opposition, c’est la retenue de Marie soutenant le corps de son Fils, avec la conscience, de celle qui sait dans le profond de son cœur, ce qui suivra cet instant de douleur dramatique. L’image de la Pietà arrive rapidement en Italie, comme le démontre un tableau peint aux alentours de 1368 par un artisan nommé Simone dei Crocefissi. Elle est signée et provient, non sans raison, de Bologne, une ville avec une présence importante de dominicains : saint Dominique d’ailleurs avait passé les dernières années de sa vie et mourut dans cette ville en 1221.

Sculpteur allemand, ''Vesperbild'' (détail), environ 1380-1400, Francfort-sur-le-Main. Liebieghaus Skulpturensammlung © Liebieghaus Skulpturensammlung - Artothek

Le voyage de l’exposition continue avec une série merveilleuse de Pietà qui introduisent toujours quelques petites variantes à ce modèle désormais affermi et tellement recherché par les fidèles. Par exemple, dans une sculpture en albâtre, provenant du Louvre, et attribuée à une école de Rimini, Marie avec un geste très doux soutient, de dessous, la tête apparente du Fils. Cela n’arrive pas dans une autre œuvre, celle peut-être la plus fine de toute l’exposition : une sculpture en bois polychrome de Pietro Vecchietta de Sienne. Le visage du Christ se renverse en arrière, dans un abandon dramatique à l’inertie de la mort. Mais aussi dans ce cas, l’artiste laisse entrevoir, à sa manière, une ouverture, dans la douceur avec laquelle il taille et modèle le corps tellement cambré du Christ, déjà prêt pour la gloire de la Résurrection. Ce n’est pas un hasard si les pieds de Jésus écrasent le serpent, symbole du mal.

En passant à travers autant de chefs-d’œuvre, l’exposition aborde la première Pietà de Michel-Ange, celle de la jeunesse, réalisée pour Saint-Pierre. Le chef-d’œuvre est présent, mais bien entendu non dans l’œuvre originale, mais à travers une copie en plâtre de haute qualité: Michel-Ange s’était aussi dirigé dans la tradition du Vesperbild ; toutefois avec lui, l’origine nordique de l’iconographie converge en une image d’inspiration merveilleusement classique. Par contre, il est bien différent, le Michel-Ange qui, 60 ans plus tard, se met à l’œuvre pour réaliser son dernier chef-d’œuvre, la Pietà Rondanini, que l’on peut visiter à peine sortis de l’exposition. C’est un Michel-Ange qui se découvre nordique, avec cette construction si verticale qu’elle semble presque gothique. Les figures de la Mère et du Fils, comme l’a écrit celui qui fit l’inventaire le lendemain de la mort du maître, sont « attachées ensemble », dans une fusion d’attaches et de destin, avec une verticalité tellement intense, et si bouleversante qu’elle n’a que peu de comparaisons dans l’histoire de l’art.