André Kertész

André Kertész. Magnifier l’instant

« J’aime capter ce qui a le mérite d’être photographié, le monde donc, même dans ses aspects d’humble monotonie ». Un hommage à l’art du maître de la photographie hongrois (Tracce, février 2019)
Giuseppe Frangi

« Je suis un amateur, et j’ai l’intention de le rester toute ma vie ». Étrange confession de la part de quelqu’un comme André Kertész, qui est, sous tous les aspects, considéré comme un pilier de l’histoire de la photographie. Mais un aveu du grand Henri Cartier-Bresson suffit pour comprendre l’importance du personnage en question, puisqu’il disait toujours que toutes les choses que nous avons vues, Kertész les avait vues avant.

On disait de lui qu’il avait « un œil de poche ». Définition synthétiquement géniale qui explique sa nature et aussi sa méthode. Pour ce qui est de la nature, c’était un personnage qui se tenait loin du piédestal, qui fuyait les effets et les situations spéciales, en partie parce qu’il considérait la normalité comme l’unique humus intéressant pour son travail de photographe. Quant à sa méthode, il se déplaçait avec de petits appareils photo, qui étaient souvent cachés sous son manteau, pour pouvoir travailler de manière furtive, sans altérer ce qui le fascinait et l’intéressait le plus : les simples données de la réalité.

Mon frère imitant le «scherzo», Hongrie, 1919

Sa parabole traverse le siècle ainsi que les continents. Né à Budapest en 1894, il déménagea à Paris en 1925. À partir de 1931, il devint américain « pour toujours ». En Hongrie, il travaillait avec un petit appareil Ica. Une fois arrivé à Paris, il s’aperçut le premier des potentialités du petit appareil à peine mis sur le marché, le Leica, dont les premiers modèles étaient apparus en 1925, et qu’il commença à utiliser, en pionnier, en 1928.

On peut difficilement ranger Kertész dans une école ou un courant de l’histoire de la photographie du XIXe siècle. Il était libéré de tout dogmatisme stylistique et était alors capable de se tracer des voies surprenantes qui devenaient immédiatement un point de référence pour tous ceux qui vivaient dans le monde de la photographie.

L’intimité et le quotidien étaient ses horizons privilégiés. Mais dans ces cadres apparemment restreints, il évoluait avec une capacité d’innovation surprenante, comme si la familiarité avec ses sujets lui donnait un élan pour expérimenter de nouveaux regards, parfois très audacieux. Par exemple, durant sa jeunesse en Hongrie, il immortalise avec douceur les mains de sa mère, tout en surprenant son frère dans un contrejour hardi, alors qu’il saute tel l’acrobate d’un petit théâtre d’ombres chinoises.

La fourchette, Paris, 1928

« Je suis né fermé, mais un fermé ouvert à la route », raconte-t-il de lui-même : « j’aime photographier ce qui mérite d’être photographié, le monde donc, même dans ses angles d’humble monotonie ». Comme l’écrivait le critique français Noël Bourcier, la magie de Kertész consiste surtout dans la capacité de magnifier » ces instants apparemment anonymes de quotidienne monotonie. « Magnifier », c‘est–à-dire regarder la réalité, même la réalité minuscule, comme une inexorable source de surprise. « Je photographie le quotidien de la vie » disait-il à son propos, « ce qui pouvait sembler banal avant de lui avoir donné une vie nouvelle, grâce à un regard nouveau ».

Dans ce parcours Kertész, grâce à son anti-intellectualisme radical, n’est jamais répétitif. Il fréquente beaucoup d’exposants à l’avant-garde de la culture parisienne et américaine, mais il les approche avec la curiosité téméraire d’un petit garçon. Ainsi, lorsqu’il arrive dans l’atelier de Piet Mondrian, le grand peintre abstrait hollandais émigré outre-océan, il décide de photographier, durant un moment de distraction, la pipe et les lunettes appuyées sur une table basse. C’est un hors-piste qui restitue de manière extraordinairement efficace la nature réflexive de ce grand personnage qui n’apparaît même pas dans le cadre : et pourtant aucun autre portrait nous parle avec autant d’acuité de Mondrian.

Le Balcon, Martinique, 1er janvier 1972

Pour réaliser des choix comme celui-ci, Kertész agissait poussé par la stupeur qu’il éprouvait face aux choses. Il ne se préoccupait jamais de donner un aspect culturellement cohérent à son parcours. Il agissait en suivant l’instinct de celui qui est « né en photographiant », libre de tout schéma. C’est justement pour cela qu’il détestait les virtuosités, et, dans la chambre obscure, il ne corrigeait jamais ses images : ce que l’appareil avait vu ne pouvait pas être corrigé. Et il n’avait pas besoin de situation spéciale pour se mettre à l’œuvre. Par exemple, en 1928, lorsque il réalisa un de ses clichés les plus célèbres, il s’était contenté vraiment de peu : une fourchette et une assiette sur la table de sa maison, il aurait pu en tirer une image sophistiquée et d’une élégante abstraction, au contraire il voulut respecter la fonction de l’objet, en l’appuyant à l’assiette comme pour une pause durant un repas. Encore une fois, il n’avait pas suivi une intuition esthétique, mais il avait agi mû par l’expérience d’une stupeur devant la beauté surprise dans une détail banal. Il a écrit : « l’art du photographe est une découverte continue qui demande de la patience et du temps. Une photographie tire sa beauté de la vérité dans laquelle elle est inscrite ».

Kertész était également audacieux, désinhibé : en 1933 la revue française Sourire lui commanda un travail avec l’objectif de « produire des images de nu capables de renouveler radicalement le genre » et lui n’y pensa pas deux fois. Ainsi naissait la célèbre série des Distorsions, photographies où les corps de femmes étaient reflétés dans des miroirs déformants, comme ceux qu’on trouvait à Luna Park. Beaucoup considérèrent son expérimentation comme une perte de style. En réalité, il s’agissait d’une « liberté par rapport au style » et en effet ses images ont fini par contaminer de manière impressionnante l’imaginaire de beaucoup d’artistes, photographes et réalisateurs. Comme le disait Cartier Bresson, Kertész est du genre à voir toujours en avance.

Être « un photographe né » signifie qu’il n’y a pas de situation qui ne soit digne d’un cliché. En 1977, quand Elisabeth, sa seconde femme, mourut, Kertész s’enferma comme pour une sorte de retraite dans son appartement de Washington Square Park. Mais même dans cette circonstance extrême de sa vie, sa réclusion fut en réalité une ouverture : il commença à photographier de sa fenêtre avec un Polaroid, s’aventurant dans la couleur, dont il tira un livre simplement intitulé From my Window. Il avait photographié de petits objets sur l’appui de la fenêtre, ou des scènes de vie prises d’un point de vue aérien et lointain. Ce sont de petits miracles arrivant de nulle part qui nous parlent de ce regard toujours capable de s’émerveiller mais blessé aussi par la douleur de la nostalgie.