Georges Simenon

Georges Simenon. L’étincelle de l’humain

L'un des auteurs les plus prolifiques du XXe siècle disparaissait il y a tout juste trente ans. Tiré des archives de Traces (09/2009), un voyage dans sa production, entièrement parcourue par un même fil rouge : la liberté irréductible de ses personnages
Stefano Zurlo

Un petit pli à la lèvre. Le profil tridimensionnel d'un homme peut être caractérisé par ce trait imperceptible. Il y a des personnes qui ont vécu, comment dire, repliées dans leur médiocrité, dans un train-train sans secousse dans la répétition de rituels bourgeois. Mais elles avaient quelque part au fond d'elles-mêmes un feu intérieur qui couvait. Soudain, l'étincelle a jailli et le feu a éclaté. Les romans de Georges Simenon sont des incendies, de hautes flammes, des crépitements de certitudes et de lieux communs, là où on ne les attendait pas. Car, seule la patience de chartreux, quasi d'orfèvre, de l'écrivain a pu saisir ce détail en scrutant une photo, a pu comprendre qu'une maladie aurait fait sauter une existence ordinaire comme une bombe, et a pu imaginer ce qui pouvait arriver si un médecin bourgeois distingué décidait d’outrepasser le cercle parfait des habitudes bourgeoises héritées de son père, et encore avant de son grand-père.
On peut lire les œuvres de Simenon - écrivain incroyablement prolifique - comme autant d'ouvrages autonomes. Chacun indépendamment des autres. Mais ensuite, on peut les relier entre eux, car cette si longue et étonnante galerie de personnages mémorables nous conduit dans les profondeurs de l'humain. Et elle nous fait voir la vraie condition humaine sans aucune médiation, ni filtre idéologique, ni remèdes douceâtres, au-delà de la fragile carapace des vies bourgeoises ou des habitudes bien ancrées. Il s'agit de briser cette carapace, que nous considérons souvent comme immuable, comme partie intégrante de nos os et de notre chair. Eh bien non : il suffit d'un incident, un amour ou un prétexte et tout bascule : c'est l'occasion idéale pour comprendre vraiment ce que nous sommes.

Jean Gabin interprète le commissaire Maigret

LE PUISSANT N'EXISTE PLUS
Dans le livre Les Anneaux de Bicêtre, René Maugras se réveille à l'hôpital. Jusqu'au soir précédent, il était directeur du principal quotidien de Paris, un puissant, craint et révéré. À un certain moment, il s'est senti mal, au cours d'un repas au Grand Véfour, l'un des restaurants les plus sélect de la capitale. Et maintenant, il se retrouve sur un lit d'hôpital. Les autres, tous les autres, s'inclinent à son chevet et le comblent d'attention imprégnée d'obséquiosité. Mais lui, il sait qu'il n'en est plus ainsi, sa vie a changé. Désormais, le puissant d'autrefois n'existe plus, et à sa place, il y a un homme libre et inquiet qui explore le monde depuis son lit. Maugras va finalement à la découverte de lui-même. De même que Hector Loursat, sous de toutes autres latitudes. Nous ne sommes plus à Paris mais dans l'ennui d'une vie en province. Loursat, en son temps brillant avocat, est désormais un fossile. Un portrait terne accroché au mur. Son talent s'est dissout dans la boisson, il vit désormais barricadé chez lui, son éloquence d'autrefois a laissé la place au silence. Mais il y a les amis de sa fille, Les inconnus dans la maison, qui donnent son titre au livre. L'imprévisible se produit : un délit est commis, il est commis chez lui, sous ses yeux. Le spectateur doit retourner sur le terrain, il doit se mouiller, jouer la partie que le destin lui a assignée. Finalement, Hector Loursat sort de la niche grise et poussiéreuse dans laquelle il s'était installé. Pour lui aussi, l'étincelle a jailli.
L'homme, quel qu'il soit, ne peut être identifié avec le milieu qu'il occupe depuis dix, vingt ou trente ans. Il peut y avoir la solitude. Ou plutôt, les solitudes. Deux solitudes. Celle, monotone, de François, le grand acteur français trahi et abandonné par sa femme. Celle, volubile, de Kay, remplie de maris et d'amants. Deux solitudes. Hautes comme un mur, impénétrables, sans porte de sortie. Et soudain, une promenade mouvementée dans les rues de New York - Trois chambres à Manhattan - transforme l'exclusion en inclusion. L'absence, en appartenance. Le vide, en amour. Le bonheur est un vêtement inattendu que l'on ne sait comment porter mais qui, quand on le porte, sied très bien. Le secret de Simenon et de sa production interminable consiste dans sa recherche, au-delà de la limite de notre humanité, du signal d'alarme qui à un moment donné se déclenchera. Car un homme immergé dans le bouillon d'une existence stagnante peut se transformer en assassin. Ou du moins, il peut bouleverser le scénario. Sortir de ce cercle. Aimer et être aimé. C'est le rêve du docteur Mahé qui emmène sa famille à l'île de Porquerolles. Pendant ce temps, il rêve. Lui-même est dans ce cercle. Il y a les oncles, les tantes, les cousins, les cousines. Ils sont tous immobiles, comme des statues pétrifiées. Lui, il prend congé, il veut sortir, il veut vivre. « Au diable les Mahé. À quoi l'avaient-ils destiné ? Exactement à rien. Comme dans le rêve, ils avaient à proprement parler tracé un cercle de pierre autour de lui. Tu épouseras Hélène car elle douce et soumise. Tu auras d'elle des enfants. Tu iras rendre visite aux malades en motocyclette pour économiser l'essence. Tu seras médecin de famille pour toute la vie et ta maison sera tenue de façon impeccable».
Mais quelque chose, quelque chose dans ses automates bourgeois ou prolétaires se rebelle. Il vaut mieux choisir un destin, au risque de se tromper et de provoquer des désastres, que de lire la partition préparée par d'autres. Tout le monde peut lire Simenon, ses romans, ses policiers et ses nouvelles, les enquêtes du commissaire Maigret, en suivant ce fil rouge. Et l'on passe d'une surprise à l'autre. Voici trois clichés : trois hommes, trois générations, trois époques. Dave, le père, le fils Ben, protagoniste du livre L'horloger d'Everton. Trois personnes qui n'ont jamais baissé la tête face aux drames de la vie. C'est à partir de la grimace d'une lèvre que l'écrivain a déduit une marge de liberté incompressible. Voilà le signal d'alarme : « Le regard des trois hommes ne trahissait-il pas une même vie secrète, ou plus exactement une vie qui avait dû se replier sur elle-même? Regard d'êtres timides, pour ainsi dire résignés, alors que la même grimace de la lèvre indiquait une rébellion réprimée ».



QUELLE PISTE SUIVEZ-VOUS ?
Voilà pourquoi cela vaut la peine de vivre, et voilà pourquoi Simenon le raconte en recourant à un catalogue inépuisable d'événements. C'est la même méthode qu'utilise Maigret, protagoniste d'environ soixante-seize romans et vingt-six nouvelles entre les années trente et les années soixante-dix. « Quelle piste suivez-vous ? », lui demande-t-on après le énième délit. « Toutes », est la réponse qui fuse. Maigret saisit d'abord un climat, une sensation, un caractère, une façon d'être, avant de saisir l'assassin. Il se mêle aux killers, il les observe durant des jours sans préjugés, il démonte, comme des mécanismes, les états d'âme qui les ont amenés à commettre des actions terribles. Il mange même avec eux et dort à leur côté. Il y a des personnages respectables, comme le juge Forlacroix, qui cache des anciens délits. Et il y a des relations turpides, des amours sournoises, des sentiments bas et faux. Comme dans le livre L'Écluse numéro 1 : Aline, jeune fille mystérieuse et évasive, Gassin, le père présumé, Émile Ducrau, dont le nom résonne d'une péniche à l'autre, entre les canaux, les sirènes et les remorqueurs chargés de bois. Au fond, le Simenon, tisserand d'histoires sombres, désespérées et tendres, a toujours gardé le regard d'un enfant. Il est devenu adulte mais il est resté le petit Jérôme de Il pleut, bergère. Le monde conventionnel des adultes l'étouffe, de même que les périmètres définis une fois pour toutes et les trajectoires déjà tracées. Jérôme était curieux, très curieux ; il aimait Albert et détestait sa tante, il voyait ce qui se passait derrière les rideaux qui faisaient écran au regard. Et finalement, il en savait plus que les adultes.