L'abbé Dom Mauro Lepori (photo: Filmati Milanesi)

La démocratie ? Elle est née de la charité

La Carta Caritatis qui régulait les rapports entre abbayes cisterciennes fête ses 900 ans. Elle a beaucoup à dire à ceux qui réfléchissent à la crise des institutions démocratiques. C’est ce qu’ont expliqué l'abbé Lepori et le professeur Zamagni
Maurizio Vitali

C’est une thèse fascinante et bien fondée : le premier « manifeste » de principes pour une cohabitation civile et démocratique serait la Carta Caritatis, la constitution des moines bénédictin-cisterciens, contresignée par le pape Calixte II, à peine vingt et un ans après la fondation de l’abbaye-mère de Cîteaux. C’est un siècle avant la Magna Carta Libertatum, qui est généralement considérée comme la première formulation de principes démocratiques, elle-même certainement influencée par la Carta Caritatis. À cette époque les abbayes cisterciennes étaient treize : leurs rapports étaient fixés dans un texte normatif, une sorte de "pacte" entre les abbés, dont l’étoile polaire était justement la charité. Parmi les treize on comptait entre autres Clairvaux et Morimond, qui donnèrent naissance aux abbayes milanaises de Chiaravalle et Morimondo, sans lesquelles la plaine du Pô n’aurait pas été le fleuron agro-alimentaire qu’on connaît depuis presque un millénaire.
Le texte est assez court : onze petits chapitres pour un total d’environ deux cents lignes qui remplissent cinq ou six pages, et qui sont tout à fait actuelles. Cette année court le neuvième centenaire de sa promulgation. Le Centre Culturel de Milan, l’abbé général de l’ordre, Dom Mauro Lepori, et le professeur Stefano Zamagni, économiste et président de l’Académie Pontificale des Sciences Sociales, ont jugé que cette récurrence ne concerne pas uniquement la vie des religieux directement impliqués, mais aussi la vie civile de tous. Au point d’organiser une soirée autour du thème "De la vie commune à la démocratie : l’écriture de la charité". Soirée riche en approfondissement et aussi en points de repère sur l’actualité politique : approfondissements méditatifs de la part du moine, et détonants de la part du professeur.

Le professeur Stefano Zamagni

La première chose que l'abbé Lepori met en évidence est que la Carta ne précède pas l’expérience, mais en est le fruit. (« Aujourd’hui on inverse cet ordre - commentera Zamagni - et c’est un désastre : il suffit de regarder le dérive justicialiste »). Lepori poursuit : « Elle est aussi le fruit "du désir qu’une telle expérience perdure" ; ou plutôt de la volonté de "sauver le charisme d’origine avant tout". Selon la Carta, dans toutes les abbayes, la vie de chaque communauté doit suivre fidèlement la règle de saint Benoît ; le primat de Cîteaux ne doit pas affecter l’indépendance opérative et économique de chacune des abbayes : les relations sont de "fraternité", à la différence du centralisme de Cluny (l’autre grande branche des bénédictins). Donc pour sauver le charisme « nous voulons et leur commandons d’observer en tout la Règle de saint Benoit comme elle est observée dans la Nouveau Monastère. Qu’ils n’en changent pas le sens dans la lecture ». Mais là, nous sommes déjà au deuxième chapitre. Par la suite, la Carta introduit le Chapitre général annuel, lieu de l’unité et du soutien réciproque afin de suivre le charisme. Et au septième chapitre, le principe de la "visite" est mis en place, comme occasion de vérification du chemin.
Et qu’en est-il du premier chapitre... le premier chapitre parle de taxes. Remarquable, non ? Le cœur de tout est la charité, c’est-à-dire la charité de Dieu. Lepori cite : « Puisque tous, nous nous reconnaissons serviteurs, bien qu’inutiles, d’un unique vrai Roi, Seigneur et Maître, nous n’imposons aucune taxe ni sur les biens matériels ni sur les choses temporelles à nos confrères abbés et moines que Dieu, dans sa bonté, voudra réunir en divers monastères sous une même discipline régulière grâce à nous qui sommes les plus indignes des hommes. En effet, désireux d’être bénéfiques à eux et à tous les fils de la sainte Église, nous ne voulons pas aggraver leur état avec des impositions, ni diminuer leurs ressources, afin que, nous enrichissant aux dépens de leur pauvreté, nous nous rendions coupables du vice d’avarice qui est, selon l’Apôtre, une vraie idolâtrie ».

Les clunisiens pratiquaient le Ora; le Labora était fait en outsourcing, c’est-à-dire qu’ils faisaient travailler les autres. Les cisterciens retournent à l’ Ora et Labora intégrale. « Ainsi ils parvinrent à produire des richesses, - souligne l’économiste Zamagni - beaucoup de richesses », car ils étaient efficaces. Des richesses dont il s’agit de faire bon usage, dit la Carta. « Si saint Bernard, un cistercien, est le premier à se poser le problème d’une richesse inclusive, - explique Zamagni - il incombera aux franciscains, héritiers d’un fondateur doté d’une grande expérience et d’un esprit entrepreneurial et commercial, de trouver une manière de redistribuer la richesse : ce sera la naissance, en 1300 en Ombrie et en Toscane, du marché civil, comme lieu de circulation de la richesse ». « Il n’est pas légal de s’enrichir en réduisant les autres à la pauvreté, dit la Carta -rappelle Zamagni - à cause du principe chrétien de fraternité, qui n’est pas l’équivalent de la solidarité ». Il y a une critique même pour l’assistanat (« il n’a aucune compréhension de la dignité humaine »), héritier de la philanthropie scientiste, « qui n’a rien à voir avec le christianisme ». Pourquoi ? « La Carta Caritatis distingue entre l’aumône et les œuvres de bienfaisance : celles-ci présupposent et concrétisent une relation humaine à travers un partage et une réponse proportionnée au besoin ; l’aumône, non. C’est d’elle que dérive la philanthropie et, aujourd’hui, l’assistanat ».

Le principe de charité est donc à la base des relations entre communautés monastiques mais aussi de l’idée de société civile et d’économie. Mais comment la charité agit-elle sur la personne ? Le père Lepori intervient : « la Carta Caritatis parle toujours d’une charité qui doit être éduquée continuellement, jusqu’à la correction réciproque. Cela vaut tout d’abord pour les abbés, les leaders de la communauté, appelés à redevenir continuellement fils et disciples. Pour tous, le thème est de mener une vie de communion, de faire l’expérience d’un abandon à un lieu de fraternité. C’est uniquement ainsi que s’accomplit le travail nécessaire pour l’unité ». Qui ne doit pas être donnée pour acquise, aussi bien dans l’Église que dans la politique : « Aujourd’hui, dans quel parlement voit-on des personnes qui discutent, travaillent, s’investissent pour l’unité ? ».



C’est la negative politics, pour utiliser les paroles de Zamagni, c’est-à-dire « la dé-légitimation des propositions de l’autre, quelle qu’elles soient, afin de maximiser ses objectifs individuels ». Voici la racine : l’individualisme, spécialement celui libertaire de la seconde sécularisation, dans les années soixante et septante du siècle passé. « Si la première sécularisation avait comme règle directrice de se comporter comme si Dieu n’existait pas, la seconde demande de se comporter comme si la communauté n’existait pas », souligne le professeur Zamagni. « L’utilitarisme comme fausse réponse au besoin de bonheur - poursuit le professeur - a consolidé les structures de péché, selon la définition que Jean-Paul II donna dans la Centesimus annus » pour indiquer certains centres et attributs de pouvoir, qui offrent au peuple un menu de choix dérisoire pour un vrai changement. Voilà pourquoi le pape François ne parle pas de réformes, mais de stratégies de transformation ».

Avec quelle force ? Le père Lepori retourne au coeur de la question : la charité, qui est une « forme suprême de politique, car elle est la seule force capable de vaincre la division. Pas une seule fois, mais comme une possibilité toujours ouverte de trouver une communion. Qu’est-ce donc la politique, si ce n’est un service à l’unité symphonique d’un peuple ? C’est pour cela que, plus que par les politiciens, la politique est faite par les saints, les prophètes et les témoins. Elle est faite par ceux qui adorent un Amour plus grand, ou, du moins, qui reconnaissent même inconsciemment une réalité plus grande comme principe et but de leur action. Le président éthiopien, qui a justement reçu un prix Nobel pour la paix, en est un bon exemple ».

Sur les stratégies de transformation, Le professeur Zamagni souligne que la vraie démocratie est celle qui rend possible non pas une simple liberté de choix, mais une liberté de décision. La première réduit le champ aux menus de propositions fournies par le pouvoir, aux options déjà construites par des logiques qui ne sont ni celles de la charité, ni celles de l’expérience d’un peuple. L’économiste rappelle enfin deux rendez-vous donnés par le pape afin de favoriser la "décision" des hommes de bonne volonté quant à un idéal qui investisse le futur de l’économie et de l’éducation : du 24 au 28 mars, il y aura, à Assise, un forum de mille jeunes économistes et entrepreneurs du monde entier pour réfléchir à une nouvelle économie ; et, à la mi-juin, se tiendra une rencontre à laquelle sont invités les chefs d’états du G20 et les Organismes internationaux, comme l’Unesco, afin de signer un pacte global sur l’éducation.