Père Amédée e père Luc, deux personnages du film.

Des hommes et des dieux. Le baiser du père Luc

En cette période de confinement, la proposition de revoir un film qui décrit « toute la dimension raisonnable, non seulement de la foi, mais du sacrifice. Jusqu’au martyre ». Voici la présentation publiée sur le site de CL à la sortie du film en 2010
Luca Fiore

L’objectif balaie le paysage désertique de l’Atlas algérien. Deux hommes sont en train de réparer un muret de pierre sur la pente d’une colline. L’un est un enfant musulman, l’autre un jeune moine. Celui-ci lève la tête et regarde l’horizon. L’autre s’en rend compte : « Mon père, que faites-vous ? Vous êtes fasciné ? »

La première raison qui fait que le film « Des hommes et des dieux » du cinéaste français Xavier Beauvois est extraordinaire est qu’il donne une forme cinématographique crédible à l’expérience chrétienne. Si nous sommes chrétiens aujourd’hui, c’est parce qu’un jour, dans notre vie, nous avons rencontré quelqu’un qui nous a montré de manière crédible la valeur humaine de la foi. Et cette force de persuasion est d’autant plus raisonnable qu’elle ne se réduit pas à un discours cohérent : c’est une surabondance d’humanité qui a transpercé notre indifférence.
Or cette force de persuasion est quelque chose qu’on ne trouve jamais dans les tentatives cinématographiques qui essaient de montrer à l’écran des personnalités chrétiennes significatives. Même dans les portraits les plus réussis, l’expérience chrétienne – en particulier la vocation religieuse – a quelque chose de ridicule ou comporte toujours quelque chose de bizarre. Ce qui, dans l’œuvre de Beauvois, ne se produit jamais.

Le film raconte l’histoire vraie des moines du couvent de Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine, qui ont été assassinés en 1996 dans des circonstances restées mystérieuses. Le drame a été reconstitué à partir des témoignages des deux moines qui ont survécu et des cahiers de notes laissés par les autres, retraçant les événements à partir du moment où la communauté se rend compte qu’elle est la cible des fondamentalistes islamiques. Chaque moine doit trouver les raisons pour rester ou non au monastère.

Il n’est pas facile de déterminer tous les ingrédients qui ont créé l’alchimie avec laquelle le réalisateur a obtenu un tel résultat. Un élément décisif est le talent des acteurs. Y contribuent encore plus les dialogues concentrés et efficaces et les gros plans que le réalisateur met en scène dans un crescendo qui culmine lors de la grande scène du « dernier repas », quand les moines sont filmés dans toute leur émouvante humanité. Sur l’écran défilent des hommes vrais, à l’authenticité extraordinaire. Il y a le père abbé, intellectuel et ascétique, le jeune moine énergique et tourmenté, celui qui a peur de mourir et celui qui n’a peur de rien. Le vieux qui se sauve en se cachant sous son lit et celui qui confesse que plus personne ne l’attend en France.
Sans son travail sur l’épaisseur humaine des personnages, le film ne se distinguerait pas du flot des mille films chrétiens auxquels nous avons toujours préféré les grands films qui n’étaient pas chrétiens.

La deuxième raison pour laquelle ce film restera une pierre miliaire dans l’histoire du cinéma – pas seulement religieux, d’ailleurs – est la façon avec laquelle il montre que l’expérience chrétienne, la vocation à la virginité en particulier, sont une expérience d’accomplissement affectif. Le film, en effet, montre clairement que la seule raison qui pousse chaque moine à rester fidèle à sa vocation – sans savoir jusqu’au dernier moment s’il sera effectivement appelé au martyre – est son affection pour la personne du Christ. Le rapport personnel avec le Christ présent ne supprime pas la peur, mais il soutient chacun et il est le ciment de l’unité et de l’amitié de la communauté monastique.

Que le thème central du film soit l’affectivité est manifeste dès le premier dialogue, celui entre le père Luc –rude moine médecin, véritable protagoniste du film – et une jeune fille musulmane. « Père, comment sait-on qu’on est amoureux ? ». « Ma fille, c’est une chose qu’on comprend ». « Toi, tu as déjà été amoureux ? ». « Oui, plusieurs fois. C’est une chose dont on se rappelle toute sa vie ». Là commence une parabole qui culmine dans un moment clé de tout le film : quand le père Luc, dans le secret de sa cellule, se penche sur la reproduction de la flagellation du Christ par le Caravage et l’embrasse. L’intensité de ce baiser concentre toute la dimension raisonnable, non seulement de la foi, mais du sacrifice. Jusqu’au martyre. Comme au moment où l’hélicoptère de l’armée tourne dangereusement au-dessus de l’église du monastère. Les moines interrompent leur prière et se serrent les uns aux autres dans une étreinte qui traduit dans toute sa dimension dramatique la grandeur de leur amitié.

Au fond, le fait que l’histoire ait pour cadre l’Algérie en pleine guerre civile entre un gouvernement corrompu et des islamistes fanatiques pourrait être tout à fait secondaire si cette tragédie ne s’était pas réellement produite. Le fait que cet amour pour le Christ se joue dans la vocation à rester proche, même au prix de sa vie, de la population du village musulman montre qu’il n’y a aucune circonstance à laquelle on peut se soustraire sans se retrouver moins homme et moins heureux. Le réalisateur a su mettre le doigt sur la question décisive : le fait que le Christ est présent aujourd’hui.