Le sens profond de l'échec

« Ou bien nous vivons par hasard, et par hasard nous mourons ; ou bien nous vivons selon un plan, et selon un plan nous mourons ». Extrait de Tracce de novembre
Luca Doninelli

Le pont était là depuis on ne sait combien de temps. Une passerelle en planches soutenue par des lianes entrelacées, comme celles que l'on voit dans certains films d'Indiana Jones. Un jour, le pont se rompt alors que cinq personnes le traversent. Un petit frère, Frère Ginepro, assiste par hasard à la tragédie, et une question traverse son esprit naïf : pourquoi justement ces cinq personnes ? Soit la vie humaine se déroule sous le signe du hasard, soit, si un plan divin existe, on peut en retrouver la trace dans la vie de ces personnes. Commence alors pour Frère Ginepro une interminable récolte de documents, allant jusqu’aux détails les plus insignifiants, à la recherche d'un sens accompli. C'est l'idée géniale que Thornton Wilder, âgé d'une trentaine d'années, transformera en 1927 en l'un des romans les plus vivants, les plus frais et les plus originaux du XXe siècle, Le Pont de San Luis Rey. Le projet de Frère Ginepro échouera (comme on pouvait s'y attendre) : « L'art de la biographie », observe Wilder non sans ironie, « est plus difficile qu'on ne le pense généralement ». Mais il y a un sens profond dans son échec, et c'est aussi le sens de l'ensemble du livre.

La structure du livre est géniale et sera imitée par d'autres romanciers par la suite, par exemple dans The Corrections de Jonathan Franzen. Les chapitres du livre suivent chacun un ou deux des personnages impliqués dans l'effondrement du pont, plus un chapitre final. Il ne s'agit pas de vies isolées, les biographies s'entrelacent, s'enrichissent et se démentent mutuellement. Il n'y a pas de signes de cohérence, la réalité échappe aux modèles théologiques, la vie émerge plus riche que jamais dans cette recherche. Mais les questions de Frère Ginepro ne sont pas vaines, tout comme la vie des pauvres victimes ne tombe pas dans le vide. La conclusion est géniale, mais elle n'est pas explicitée clairement. Wilder ne "dit" pas, il ne déclare pas, il "sous-entend". Il requiert la liberté du lecteur. Il donne seulement un indice. En ces jours tragiques, la mort accompagne continuellement nos vies, parfois en les touchant personnellement, mais plus souvent en les accompagnant dans les nouvelles quotidiennes, dès le matin lorsque nous allumons la radio dans la voiture. À chaque fois, nous faisons l'expérience d'une rupture, d'un crash presque absurde : la mort est comme une phrase interrompue en plein milieu, et raconter une vie signifie alors essayer de deviner le morceau de phrase qui manque. Il s'agit donc de décider si ce morceau de phrase existe ou non. En d'autres termes : sommes-nous nés pour mourir, comme l'ont dit certains philosophes, ou sommes-nous nés pour naître, de sorte que, alors même que nous mourons, quelque chose recommence à vivre ?