Marina Tsvetaeva (Photo Wikimedia)

« Tous mes vers sont adressés à Dieu »

Un portrait de la vie et de l'œuvre de la grande poétesse russe Marina Tsvetaeva. Dans les revers tragiques et obscurs du vingtième siècle, la fécondité d'une voix qui crie le besoin de quelque chose « qu’on n’a jamais entendu »
Giovanna Parravicini *

« Paris n'a rien à voir avec ça, l'émigration n'a rien à voir avec ça – c’eut été pareil à Moscou et pendant la Révolution. Personne n'a besoin de moi : mon feu n’est utile à personne parce qu'on ne peut pas y cuire de la kaša ».

C'est ce que nous lisons sur une page des Carnets en 1932. Marina Tsvetaeva y est là, tout entière, avec son « ouragan intérieur » (c’est ainsi que Sergueï Efron, son mari, avait défini ses passions et ses pulsions insatiables et constamment déçues), mais aussi avec sa condition de « manque et vide » existentiel, comme le dirait Leopardi, d'où a jailli pendant des années sa grande poésie, mais qui l’a amenée aussi, le 31 août 1941, à commettre le geste extrême du suicide.

Avec la publication des Carnets 1922-1939 (Voland 2024), qui fait suite aux Carnets 1919-1921, parus il y a dix ans, les lecteurs italiens disposent dans son intégralité d'un outil précieux pour pénétrer dans l'atelier artistique et le drame humain de l'un des plus grands poètes russes du XXème siècle.

« Je ne connais pas de destin plus tragique que celui de Marina Tsvetaeva », c'est ainsi que Nadejda Mandelstam, la veuve du grand poète, l’évoquait. Et la pianiste Maria Youdina se souvient d'une rencontre quelques mois avant sa fin tragique, alors qu'elle n'avait pas pu communiquer avec elle, si sombre, enfermée dans son désespoir : « J'aurais dû me jeter à ses pieds, lui baiser les mains, les baigner de larmes ardentes, brûlantes, lui proposer de porter qualques uns de ses fardeaux... ».

Marina Tsvetaeva naît à Moscou en 1892 au sein d’ une famille très sensible à la beauté et à la culture : sa mère était une excellente pianiste, son père, philologue et critique d'art, allait fonder l'actuel musée Pouchkine à Moscou. En 1912, elle se marie avec Sergueï Efron malgré le désaccord de sa famille.

Efron prend parti contre la Révolution de 1917 et rejoint l'Armée « blanche » : ainsi commence une séparation qui durera cinq ans, Marina l’affronte avec deux petites filles à sa charge, dans des conditions économiques extrêmement difficiles; la cadette, Irina, meurt de malnutrition en 1920 dans une institution où sa mère l'avait laissée, se rendant compte qu'elle n'était pas en mesure de nourrir ses deux filles et faisant en quelque sorte un choix en faveur de l'aînée, qui avait plus de chances de survivre. La mort d’Irina : remords qui rongera Marina toute sa vie.

En 1922, apprenant que son mari est vivant et à l'étranger, Marina quitte la Russie avec sa fille Ariadna. C'est ainsi que commence pour les Efron une vie d'errance, d’émigration à l'étranger : en Allemagne, en Tchécoslovaquie et en France. En 1925, leur troisième fils bien-aimé, Georgij (Mur), naît à Prague.

La matière des Carnets est transparente de cette vie quotidienne où s’entrelacent le don créatif de Marina, ses relations les plus profondes (notamment sa correspondance avec Boris Pasternak et Rainer Maria Rilke), et en même temps des notes prosaïques de la vie quotidienne, des listes de courses, les efforts pour joindre les deux bouts du maigre budget familial, des notes, des annotations manuscrites de son mari et de ses enfants. Ce sont des années dramatiques, d’une grande fécondité (notamment les trois ans de Bohême), mais aussi de solitude, voire d'hostilité de la part des milieux émigrés à Paris. Ce récit de vie en filigrane s'interrompt l'été de l’année 1939, lors de son retour en Union soviétique, avec une dernière note écrite le 19 juin dans le train qui emmène Marina et son fils de Leningrad à Moscou (« Je me suis réveillée, j'ai pensé que mes années étaient comptées, bientôt les mois le seront aussi... »).

Ce qui avait incité Marina à retourner dans son pays c’est la disparition mystérieuse à Paris de son mari, impliqué dans une obscure affaire d'espionnage politique, la pression de ses enfants, mais aussi l'espoir de retrouver un cercle d'amis et une éventuelle audience dans son pays d'origine : en fait, au cours du même automne, sa fille Ariadna et Sergueï sont arrêtés (elle passera 17 ans dans un lager, lui sera fusillé en 1941). Ce sont des années de pauvreté et de marginalisation, au cours desquelles Marina subvient à ses besoins grâce aux traductions fournies par les quelques amis qui lui restent.

Lorsque la guerre éclate, alors que Mur est enrôlé pour désactiver les munitions qui n’ont pas explosé, elle tente, terrifiée, de le mettre à l’abri en rejoignant un groupe d'écrivains évacués dans la République soviétique tatare. C'est là, à Ielabouga, qu'elle se pendra le 31 août, dix jours après son arrivée. Elle sera enterrée dans une fosse commune. Mur mourra au front le 7 juillet 1943.

Les vicissitudes tragiques de Marina ne suffisent pas encore à nous donner la mesure du drame qu'elle a vécu, qui ne se situe pas tant (ou pas seulement) au niveau des événements extérieurs, qu’au niveau de sa perception de la réalité. Sa poésie vibre d'une tension constante entre la soif de vie, de plénitude, du tout, et la perception de la finitude, de la mort comme anéantissement de l'être, comme destruction de la vie ; c'est un cri où s’expriment le désespoir, la peur, la douleur et le courage : « Écoutez ! Je ne l'accepte pas ! C'est un piège ! Ils ne me feront pas descendre dans la fosse, pas moi. Je le sais ! - Tout devient poussière ! Et la tombe n’accueillera rien de ce que j'ai aimé, et de ce pour quoi j'ai vécu, (Posvjaščaju eti stroki - Je dédie ces lignes, 1913).

Cette tension trouve sa catharsis dans une relation, dans un amour absolu, unique, auquel consacrer son existence : « Tu sais ce dont j'ai envie - quand je veux. Obscurité, clarté, transfiguration. De l’extrême saillie de l'âme d'autrui - et de la mienne. Des mots que tu n'entendras pas, que tu ne diras jamais. De l’inouï. Du monstrueux. Du miracle » (Lettre à Rilke, 10 juillet 1926).

Mais qui, ou quoi aimer ? Où est l'objet (le miracle) que l'on puisse aimer, aimer jusqu’à satiété ? Même la famille, le mari, les enfants - des liens auxquels Marina ne se soustraira jamais - ne lui suffisent pas. Une mystérieuse « altérité » est le terme ultime d'une relation qui ne fait qu'un avec le besoin d'aimer et d'être aimé, avec la conscience d'une mystérieuse et infinie fécondité.

C'est ainsi que Marina lit, en 1931, un autre de ses poèmes : « "Je suis une page sous ta plume / J’accepte tout / Je suis une page blanche. / Je garde tout ton bien précieux : / Je le cultive pour te le rendre au centuple. / Je suis le village, je suis la terre noire. / Tu m’es pluie et soleil. / Tu es Maître et Dieu, / et moi terre noire et papier blanc !" Avais-je conscience alors, en 1918, qu'en me comparant à la chose la plus humble de l'existence (la terre noire et le papier blanc), je me définissais en même temps comme la plus grande chose : les entrailles de la terre (la terre noire) et toutes les possibilités du papier blanc ? Qu'avec la naïveté d'une amoureuse, je me comparais simplement au tout ? ».

Et elle poursuit : « 1918-1931. Un modification : de cette façon, on ne peut s'adresser qu'à Dieu. C'était une prière ! On ne prie pas les hommes. Il y a 13 ans - ce n'était pas faute de le savoir ! - Je m'entêtais à ne pas vouloir savoir. Et, une fois pour toutes, mes vers, tous mes vers sont adressés à Dieu... Au-dessus des hommes - à Dieu. Ou du moins - aux anges. Et c’est pour cette seule raison qu'aucun homme ne les a acceptés, n'en a pris possession, ne les a sentis comme siens, ne les a reconnus. C'est ainsi : tous mes vers, s'ils n'ont pas été adressés à Dieu, me sont revenus ».

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Juillet 1933 : « Courbée, jusqu'à ce que je me redresse / de toute ma stature / qui atteint les étoiles. / - / Courbée comme l'arc-en-ciel ». C'est ce qu'on lit dans les Carnets, avec la précision qui naît de la conscience de la densité, du caractère unique de sa propre poésie, du mystère qui y est enclos : « Je suis cette chanson dont on ne peut éliminer un mot, ce tissage dont on ne peut extraire un fil. Je ne plais pas - ne la chantez pas, non [...], ne vous en habillez pas. Au moins n’essayez pas de la corriger, ce n’est pas une entreprise humaine, mais Divine : l'heure viendra où moi-même (c'est-à-dire par décret extérieur !) je délierai, je disperserai, je dénouerai : je rendrai aux vents la chanson, mon fil - aux nids. Ce sera l'heure de ma mort, de ma naissance dans l'autre vie. Mais tant que tout est uni, tissé, entrelacé - ne vous approchez pas, cela signifie seulement que je suis encore en vie ».

* Chercheuse à Russia Cristiana et directrice de la Bibliothèque de l'Esprit à Moscou