Un sourire du goulag

Elle fut arrêtée, torturée et envoyée en Sibérie. Pour quel motif d’accusation ? Avoir diffusé des nouvelles de l’Église lituanienne. Et pourtant Nijole Sadunaite parle de ses bourreaux comme de « mes frères du KGB ».
Luca Fiore

Les gardiens ne la supportaient plus. Elle chantait sans cesse. L’air manquait dans la cellule du sous-sol du siège du KGB de Vilnius. Et pourtant elle entonnait des hymnes sacrés qu’elle avait appris dans son enfance. Les bourreaux frappaient à la porte et lui demandaient d’arrêter. Ils firent rapport au commandant : « On nous a amené un disque long playing et il n’y a pas moyen de l’arrêter ». Nijole Sadunaite, 78 ans, le raconte, un peu amusée. Elle a l’apparence docile d’une petite grand-mère, mais sa passion pour la liberté et la vérité n’est jamais allée en pension, car, dit-elle, « aujourd’hui encore, il y a des personnes qui, comme les frères du KGB, ne répondent ni à Dieu ni aux hommes ». Et cette expression, « mes frères », suffit pour comprendre de quelle pâte est faite Madame Nijole. Une trempe capable, même aujourd’hui, de mettre dans l’embarras les partis politiques de Lituanie contemporaine. Elle est restée durant neuf mois dans une cellule de Vilnius. Elle avait maigri et avait perdu ses cheveux. Ils la soumettaient à son insu à un traitement de radiations ionisantes pour l’affaiblir et l’obliger à parler. Mais elle ne parla pas. Elle n’a jamais trahi ses amis. Ces mois de torture, raconte-t-elle, « ont été les plus beaux de ma vie parce que je n’ai jamais senti Dieu charnellement aussi proche ». Elle fut arrêtée le 7 août 1974 et son procès a eu lieu un an après, sans témoin, à huis clos, « pour avoir dactylographié le numéro 11 de la revue clandestine Chronique de l’Église catholique lituanienne ». Elle fut condamnée à six ans, dont trois à passer dans un goulag proche de Saransk, dans la région de la Volga, et trois autres à la frontière à Boguchany, en Sibérie. La déclaration finale de l’accusée fut écoutée par les juges les yeux baissés. « J’ai eu un destin glorieux, non seulement celui de lutter pour les droits de l’homme et pour la justice, mais surtout celui d’être condamnée pour cela », a dit Nijole à la Cour. « N’est malheureux que celui qui n’aime pas. Hier, vous avez été stupéfaits de ma sérénité. Cela montre mon amour pour mes semblables, car c’est seulement en aimant tout que l’on devient heureux ». Son histoire est celle d’une femme heureuse, même durant les années du goulag. Elle s’émerveille du ciel étoilé, elle se lie d’amitié avec les compagnes de cellule et prie avec elles. Elle soutient depuis la frontière les amis dissidents. Elle met en crise les fonctionnaires adeptes de la rééducation. Lorsqu’elle redevient libre, elle soutient la clandestinité. Elle vit entre Vilnius et Moscou en se dédiant à la diffusion de la Chronique. En 1989, à Saint Jacques de Compostelle, Jean-Paul II avait demandé de pouvoir la rencontrer durant la Journée Mondiale de la Jeunesse. Après avoir été embrassée par lui, elle fut guérie mystérieusement de la grave anémie qu’elle avait contractée en prison à Vilnius, à cause des radiations. Rencontrer Nijole Sadunaite aujourd’hui et l’entendre raconter comment elle regarde le monde, provoque le même effet qu’elle a pu provoquer chez ses gardiens. Elle nous laisse désorientés, et un peu séduits, par cette foi simple et inébranlable.

La photo de l'arrestation en 1974

Commençons par le début. Comment êtes-vous devenue dissidente ?

Durant les années 70, la propagande soviétique racontait que, dans notre pays, la liberté de culte existait. Et elle disait que, si les églises fermaient, c’était parce que les gens ne les fréquentaient plus. Ainsi est née l’idée de créer un instrument pour raconter ce qui arrivait réellement à la communauté chrétienne. Nous voulions envoyer notre SOS au monde.

Vous saviez que vous risquiez la prison ?

Oui, il y a eu de nombreux procès. Beaucoup de personnes ont fini dans des hôpitaux psychiatriques. Des initiatives semblables existaient également en Ukraine et à Moscou. Une fois, concernant la Chronique de l’Église orthodoxe russe, le KGB a fait savoir que si un nouveau numéro de la revue était encore publié, il arrêterait dix innocents. Sergheij Kovalev, un professeur très renommé qui nous a aidés aussi en Lituanie, a décidé que la Chronique l’indiquerait comme unique rédacteur. Ils ont publié son nom, prénom, adresse et numéro de téléphone. Ils ne voulaient pas que des innocents paient pour eux.

Comment sont-ils arrivés jusqu’à vous ?

Je tapais à la machine dans l’appartement de mon frère avec une amie qui me dictait. Nous ne savions pas que la voisine collaborait avec le KGB. Ils avaient ouvert une fente dans la paroi, cachée par une prise électrique. De l’autre côté, on pouvait tout entendre. Durant les interrogatoires, les agents m’ont dit : « Tu as pitié de tout le monde, mais ta voisine n’a pas eu pitié de toi. Elle t’a tout de suite dénoncée ».

Et elle, qu’est-ce qu’elle répondait ?

Si la voisine croyait réellement qu’en nous dénonçant elle aurait fait du bien, parce que nous étions des personnes qui voulaient le mal du peuple soviétique, alors elle a fait ce qui était juste. Si au contraire, elle s’est vendue pour trente deniers, je ne pouvais qu’avoir pitié d’elle.

Vous ne l’avez plus jamais rencontrée ?

Elle vit encore dans le même appartement. Quand je vais trouver mon frère, de temps en temps nous nous rencontrons dans l’escalier et nous nous saluons.

Vous ne lui avez jamais demandé pourquoi elle a fait cela ?

Quand j’ai écrit mes mémoires, Un sourire dans le lager, j’ai raconté cet épisode sans citer de nom. Elle m’a dit que ce n’était pas vrai, que ce n’était pas elle qui m’avait dénoncée. Mais les quatorze agents du KGB qui ont fait irruption dans l’appartement sortaient de chez elle.

Qu’est-ce qui s’est passé alors ?

Moi et Brone, mon amie, nous étions en train de faire une pause. Nous avions à peine fini de taper la sixième page du numéro de la Chronique. Ils ont fait irruption en disant : « Que personne ne bouge. Maintenant nous photographions tout ». J’avais envie de rire. « Pourquoi criez-vous ? On n’est quand même pas en train de cacher la bombe atomique ». Ma réaction ironique a un peu piégé Brone : elle croyait au début que c’était une blague. Ensuite, ils nous ont dit de rester près du mur. Je les ai rassurés : ils n’auraient trouvé que ces six pages. Alors qu’ils cherchaient, nous avons commencé à dire le Rosaire.

Vous n’aviez pas peur ?

Qu’est-ce qu’ils pouvaient me faire ? Tout au plus, ils auraient pu m’envoyer directement dans les bras de Dieu. Une fois, durant un interrogatoire, ils ont placé devant moi une bouteille de poison. J’ai répondu : « Merci beaucoup ! Je suis une pécheresse et en faisant ainsi vous m’envoyez directement au Paradis. Je vous en saurai gré pour l’éternité ». Mais ils ne faisaient jamais ce qu’on leur demandait. Ils ne pouvaient se permettre de créer un martyr. Si on n’a pas peur, ils ne peuvent rien nous faire. Sinon, on commence à faire tout ce qu’ils nous demandent. Je disais : « Si Dieu est avec nous, qui est contre nous ? Un million d’agents du KGB ne compte pour rien aux yeux de Dieu. Un souffle, et vous n’existez plus ».

Quel a été le moment le plus dur ?

Quand ils ont enfermé mon frère dans un hôpital psychiatrique. Ils me disaient : « Si tu parles, nous lui sauvons la vie ». Cela a été très difficile. Mais je savais que, au-delà de tout, même mon frère était dans les mains de Dieu. Et en effet, quelques mois plus tard, ils l’ont relâché.

Vous avez pardonné aux personnes qui vous ont fait du mal ?

Certainement, je leur ai toujours été reconnaissante. C’est à travers elles que j’ai vu la bonté de Dieu. C’étaient des personnes très malheureuses. Elles étaient désorientées du fait de voir que leurs méthodes violentes ne fonctionnaient pas avec moi. Mais Dieu nous fait voir qu’il existe un autre type de force. Et cela je l’ai expérimenté. Ils m’ont emmenée en Sibérie en me disant que je n’en serais jamais revenue vivante. Et me voilà.

Depuis peu s’est clôturée l’Année de la Miséricorde. Qu’est-ce que cela a signifié pour vous ?

Chaque année, et cette année aussi l’a été, est pleine de joie, et en même temps pleine de douleur : pensons aux guerres, aux injustices… Joie et douleur vont toujours de pair, ils représentent le visage de notre vie quotidienne. Et ce dont nous avons le plus besoin, c’est vraiment de la miséricorde. Le Jubilé(e) nous a rappelé cette nécessité qui est la nôtre. Moi, j’ai toujours besoin du regard de miséricorde de Dieu pour regarder les autres comme Dieu me regarde. Quand on perd le rapport avec Dieu, l’homme devient esclave du mal.

Aujourd’hui, une lutte pour la vérité est-elle encore nécessaire ?

Comme au temps soviétique où il y avait les frères du KGV, aujourd’hui aussi il y a ceux qui ne pensent qu’à leurs propres intérêts personnels, qui se mettent au centre, qui ne répondent ni à Dieu ni aux hommes.

Et vous, que faites-vous ?

Je prends position par rapport aux situations d’injustice flagrante et je cherche à rester physiquement proche des victimes. Quand je vois qu’une personne a subi une injustice, je me bats pour elle, sans me préoccuper de l’opinion publique. Récemment, j’ai été invitée à intervenir au Parlement et j’ai parlé d’un cas peu clair que la justice avait déclaré clos. Aucun parti n’avait intérêt à le rouvrir et personne ne voulait exprimer son opinion. Moi, j’avais à cœur l’enfant de dix ans qui y était impliquée. Par ailleurs, il y a trois ans, j’ai défendu publiquement une jeune fille accusée injustement, pour des raisons politiques, d’être impliquée dans une organisation terroriste. Quand elle est tombée malade en prison, je lui ai porté des médicaments et, quand elle est sortie, je l’ai aidée. Les motivations politiques ne m’intéressent pas. Je défends la vérité et je reste proche des personnes. Je ne peux pas me taire, même si souvent on me conseille de le faire. Ils disent que je suis une vieille gâteuse.

De votre histoire, qu’est-ce que vous voudriez que l’on retienne ?

Dieu est bon avec tout le monde, même avec nous, pauvres pécheurs. Les gens pensent que j’ai pu résister par mes propres forces, mais ce n’est pas vrai. Si nous avons confiance en Dieu, nous sommes invincibles. La haine est faible. Il suffit d’un souffle pour la vaincre. Celui qui est en colère n’en sort jamais vainqueur. N’ayant aucun argument pour démontrer la vérité, il utilise la force. Notre force est d’être faible.