Carlo Wolfsgruber

Carlo Wolfsgruber. Marche continue

Quelle graine a plantée don Giussani en 1968 ? Un de ses premiers élèves raconte son parcours sur le chemin de CL. Entre culture bourgeoise, Lutte Ouvrière, équivoques politiques. Jusqu’à ces étudiants universitaires d’aujourd’hui… ("Tracce", 8/2018)
Luca Fiore

« En 68, j’avais vingt-sept ans. J’étais chercheur au CNR, le Conseil National de la Recherche. J’étais entré chez les Memores une année auparavant ». C’est ainsi que commence le récit de Carlo Wolfsgruber, 77 ans, un des premiers élèves de don Giussani au Lycée Berchet et un des premiers Memores Domini, cette expérience de laïcs consacrés au Christ, née du charisme de CL, et dont il a été un des responsables jusqu’en 2018. Il a suivi tout le développement de la vie du Mouvement en tant que protagoniste. Et, en particulier, le virage décisif de 1968 avec l’hémorragie de la plupart des membres de Gioventù Studentesca (GS, comme s’appelait CL à ses débuts).

À ce moment-là, don Giussani recommença, avec un petit groupe de personnes qui, comme il le disait lui-même, « étaient restées fidèles à leur histoire ». Ce fut la crise la plus profonde que Communion et Libération ait traversée. Nous avons demandé à Carlo Wolfsgruber comment avait germé la graine ressemée alors par don Giussani. Car c’est à ce moment-là que don Giussani a défini l’essentiel de la proposition à partir de quoi s’est ensuite développé son Mouvement : « Ni la tradition ni les discours ne peuvent plus toucher l’homme d’aujourd’hui. Le christianisme a commencé comme un événement, une présence, une rencontre ». Ces paroles vibrent aujourd’hui avec la même force provocatrice. D’une certaine manière, pour CL, 68 n’est pas encore fini.

« Oui, je faisais déjà partie des Memores, même si je n’habitais pas encore dans la première maison, celle de Gudo, où je n’ai emménagé qu’en 1969. Mais, en même temps, je fréquentais un groupe d’extra-parlementaires maoïstes ». Une fois, raconte-t-il, il était allé à Turin pour fonder un groupuscule de Lutte Ouvrière dans le milieu des chercheurs scientifiques, et il fait la connaissance, entre autres, de Marco Donat-Cattin qui a fini parmi les terroristes de Prima Linea.

Don Giussani avec un groupe de jeunes à Varigotti. À côté de lui, le père Emmanuel Braghini (©Fraternità di CL)

La trajectoire de Carlo Wolfsgruber est à l’opposé de celle de nombre de ses compagnons qui rencontrèrent don Giussani pendant les années cinquante. Après le Lycée Berchet, il s’inscrit en Chimie à Pavie où GS n’existe pas. Presque inconsciemment, il s’éloigne de ses amis et se rapproche des groupes marxistes.

Au milieu des années soixante, il reprend contact avec ses camarades de lycée. C’est un épisode survenu lors d’une rencontre de Lutte Ouvrière, qui y a contribué. « Un jour, presque sans y penser, j’ai dit que "j’avais rencontré le Christ". Ils ont réagi en me traitant de fou. J’ai répondu que non, je n’étais pas fou ». C’est ainsi que la conscience de ce qui lui était arrivé a ré-émergé en lui.

Parmi les personnes du Mouvement vers lesquelles Carlo revient, il y a ces amis qui commencent à vérifier la possibilité d’offrir leur vie au Christ. Les Memores Domini n’existent pas encore ou, plutôt, ils sont une réalité à l’état embryonnaire qu’on appelle seulement Groupe Adulte. Entre temps, malgré des querelles avec les amis extra-parlementaires, la passion politique, alimentée par le climat de contestation, est encore très vive en lui. Même radicale. « À un moment donné, on m’a invité à entrer dans la clandestinité, ce qui était le premier pas vers la lutte armée ». Il va chez don Giussani et lui débite ce théorème : il est juste de tirer sur les riches pour aider les pauvres. « Il m’a dit deux choses. La première, qu’il est toujours faux de tuer. Mais c’est la deuxième qui m’a le plus touché : “Tu ne pourrais plus participer à la caritative en périphérie de Milan. Ҫa, tu ne peux pas l’abandonner… Ce n’est pas juste. Continue à t’engager dans ce que tu as déjà commencé” ». En fait, Carlo participait à l’étude surveillée pour des élèves du collège et il y tenait beaucoup : « J’ai toujours pensé que l’éducation, l’école, est une manière d’être solidaires ».

« Giussani m’a dit deux choses. La première, qu’il est toujours faux de tuer. Mais c’est la deuxième qui m’a le plus touché : “Tu ne pourrais plus participer à la caritative en périphérie de Milan. Ҫa, tu ne peux pas l’abandonner… Ce n’est pas juste” »

Aujourd’hui, il nous semble impossible que deux élans aussi contradictoires puissent cohabiter dans la même personne : la consécration totale à Dieu dans la virginité, et la pensée de la lutte armée. Pourtant, dans les souvenirs de Carlo Wolfsgruber et pour la douzaine de membres du Groupe Adulte, l’horizon, c’était l’effort politique et social, comme le confirme un autre épisode. « Ces années-là, lors des Exercices spirituels, don Giussani nous a dit : “Si l’un de vous se levait et disait ‘J’aime Jésus’, vous le feriez tous taire de manière violente”. Et c’était vrai, au moins pour moi : une telle expression était inacceptable et peut-être la percevions-nous comme une forme de piétisme. Et il ajouta : “Nous devons parcourir un chemin pour arriver au point où nous serions tous édifiés si quelqu’un disait cela” ». Pour Carlo Wolfsgruber, le fondateur de CL avait déjà clarifié l’équivoque, « mais nous étions encore très loin d’avoir compris ».

(©Claude Dityvon)

C’était une période de grandes discussions. L’attrait de la politique, telle qu’elle était conçue par le monde de la contestation, restait puissant. « Ce n’est qu’en 1970 que je me suis libéré définitivement de cette tentation, lorsque don Giussani a introduit l’expression “mémoire du Christ” ».

Qu’est-ce qui s’était passé avant, pour expliquer cette incompréhension ? « La rencontre avec le Christ à travers le Mouvement m’avait montré une alternative réelle à l’embourgeoisement général. C’était la fascination d’un idéal ». L’idéal de changer le monde. Don Giussani parlait aussi de changement du monde, explique Carlo : mais pas en termes révolutionnaires. « Que le chrétien ait à cœur le destin de tous, je l’ai entendu dire pour la première fois à GS. Toutes les catégories chrétiennes se sont ouvertes à moi et j’ai compris qu’il y avait là quelque chose de nouveau par rapport au genre de culture bourgeoise de ma famille ».

Aujourd’hui, l’expression « culture bourgeoise » est couverte d’une couche de poussière qui la rend désormais incompréhensible aux moins de 30 ans. « C’est l’idée que chacun s’occupe de ses propres affaires. Le problème de la vie, c’est la façade, la respectabilité sociale. C’est avoir de l’argent, une voiture. L’esprit bourgeois, c’est rechercher son intérêt personnel ». Les leaders de la contestation étaient les fils de ce monde dont la forma mentis n’avait au fond pas changé, explique Carlo Wolfsgruber : « Nous avions été éduqués à cette espèce de correction sociale qui frisait l’hypocrisie. Une chose que les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas. Nous avons fait semblant de ne pas être hypocrites alors que nous l’étions ».

Et pourtant, les jeunes qui suivaient don Giussani sentaient qu’ils avaient rencontré quelque chose d’exceptionnel : « À 17 ans, mon cœur tremblait et se réjouissait parce que je savais que je portais le secret du monde. C’est pourquoi nous considérions la génération précédente comme inadaptée. Mais, pour moi, le secret du monde était devenu presque tout de suite une valeur à opposer à qui ne le recherchait pas ou ne l’acceptait pas ». Voilà l’humus dans lequel s’enracinera l’idéologie qui conduira tant de jeunes de GS, d’abord dans les bras de la révolte estudiantine, puis à perdre la foi.

La lucidité de don Giussani, tandis que ces faits ont lieu, est impressionnante. Par exemple en novembre 1967, quand il dit lors d’une réunion du Groupe Adulte : « Si nous avions attendu le Christ jour et nuit, l’attitude de nos amis aurait été différente lorsqu’ils fréquentaient l’Université Catholique. Leur attitude était généreuse mais était-elle vraie ? ». Carlo Wolfsgruber se souvient qu’un an plus tard, en 68 justement, pour la première fois, don Giussani affirme que « ce n’est plus le moment de la tradition ». « Pour lui, il était très clair que le point sur lequel fonder toute la vie, c’était le Christ. Non pas le Christ réduit au contenu d’une tradition de valeurs, mais une Présence », explique Carlo. Cet été-là a marqué un tournant.

De cette intuition, exprimée pour la première fois avec les jeunes de GS à Torello, don Giussani parlera ensuite au Groupe Adulte, à un petit groupe de prêtres, puis lors des Exercices du Centre Péguy. C’est un tournant et, tout à la fois, une préoccupation récurrente. « Durant les années 80, il parle explicitement de deux types de foi. D’une part, une foi où le Christ est un contenu doctrinal, et d’autre part, une foi où le Christ est une personne présente, ici et maintenant. Nous étions tous d’accord. Mais moi, je comprenais sans comprendre. Je pressentais cette vérité mais je ne la comprenais pas. Don Julián Carrón nous met au défi de comprendre maintenant ce que don Giussani voulait nous dire alors. J’en suis sûr et certain ».

Il raconte que, l’été dernier, il a entendu le témoignage de quelques étudiants de CL. En eux, il a vu la réalisation de ce que devait être le Mouvement, tel que le disait don Giussani durant les premières années. En particulier, il fait allusion à une affaire qui lui a rappelé ce que don Giussani avait répondu au directeur d’un lycée milanais : il était contre la prise de contrôle des associations estudiantines par les catholiques. Il affirmait le principe du pluralisme au sein de l’école. « Au directeur d’un collège qui lui demandait la liste des membres de CL à admettre dans l’institut, pour que notre présence puisse en modifier l’ambiance, un de ces étudiants, d’environ 23 ans, a répondu de la même façon : “Nous ne recherchons pas l’hégémonie” ». Ce qui a frappé Carlo Wolfsgruber, ce n’est pas tellement ce jugement qui est pourtant étonnamment semblable à celui de don Giussani, ni la spontanéité de cette prise de position, « mais que la préoccupation première dans le jugement de cette affaire fût la vérification de la foi. C’est-à-dire : le Christ suffit-il, oui ou non, pour affronter la vie ? J’ai reçu ces mots comme une blessure au cœur. Comme s’ils avaient brûlé soixante ans d’histoire. Dans ce jeune homme, j’ai vu une liberté, une humilité, une fermeté… Aujourd’hui, c’est moi qui veux apprendre de ces jeunes ».

« Que le chrétien ait à cœur le destin de tous, je l’ai entendu dire pour la première fois à GS. Toutes les catégories chrétiennes se sont ouvertes à moi et j’ai compris qu’il y avait là quelque chose de nouveau par rapport au genre de culture bourgeoise de ma famille »

En 1972, don Giussani essaie de faire un premier bilan de la grande crise de 68. Ses mots ont été publiés dans un texte intitulé La longue marche de la maturité. À en croire Carlo, ce chemin n’est pas encore terminé au seuil des années 80. Car il n’y a pas de certitudes acquises une fois pour toutes. « Tu t’en rends compte quand tu découvres que ce que tu croyais savoir advient. Tu le savais mais tu ne pensais pas que cela devait advenir. Depuis le temps que tu le savais… », et il continue : « C’est très différent de croire que le Christ est présent et de se rendre compte que le Christ est présent. Quand cela arrive, tu comprends que, jusque-là, Il était resté un étranger. Tu en avais fait ton idée. J’ai commencé à m’en rendre compte entre 60 et 65 ans. Je me suis dit : « Peut-être que je confonds le Christ avec tout ce que j’ai fait pour lui ». J’ai tout donné au Mouvement, mais ce n’est pas le Christ. Le Christ est beaucoup plus ! ».

L’autre chose qui, ces dernières années, a radicalement frappé Carlo, c’est l’arrivée de Julián Carrón dans l’histoire du Mouvement : « Je n’arrive pas à m’expliquer le fait que lui, qui a vécu moins d’un an avec don Giussani, me le fait comprendre mieux que je ne peux le faire, moi qui ai passé ma vie à ses côtés ».

En 1972, don Giussani disait que « l’impatience n’est pas le dernier piège, mais le premier ». Il se référait certainement à la hâte d’arriver à la solution des problèmes sociaux. Mais, probablement aussi, au fait de penser avoir compris ce que Dieu était en train d’accomplir. « J’étais enthousiaste et totalement d’accord avec ce que nous disait don Giussani. J’avais aussi un rapport dialectique avec lui : si j’avais des objections, je les lui présentais toutes. Une fois, je lui ai dit : “Si je me rends compte que ce que tu nous dis dépend de ton caractère, de ton tempérament…, tu m’as roulé”. Et lui : “Mais moi, je te donne les raisons”. La réponse m’allait bien. Mais quelles étaient ces raisons pour moi ? C’étaient des raisons réduites à des valeurs. Si tu ne réalises pas par l’expérience, que le Christ est présent, tu te contentes des miettes. C’est-à-dire des valeurs. Et puis, si tu y penses, ce sont des valeurs enthousiasmantes. Rien ne répond à tous les facteurs de l’humain comme le christianisme. Je défie quiconque de me démontrer le contraire ». Et pourtant, explique-t-il, les valeurs ne suffisent pas. Tu le comprends à ceci : « Tu n’es pas satisfait affectivement. Ce n’est qu’à la fin de la vie de don Giussani que je me suis rendu compte que j’avais confondu le Christ avec ce que je faisais pour lui. Quand j’ai réalisé que j’avais peur de lui ».

C’était en 2002, le jour de son 80e anniversaire, et Carlo Wolfsgruber n’a pas eu le courage de l’appeler pour lui offrir ses vœux. « J’avais honte, peur de son jugement. Je craignais d’être jugé. Quand on suit un guide, quand on mise tout sur ce qu’on fait, il faut aussi s’assurer de l’approbation de celui qui conduit. C’est clair pour moi maintenant. À l’époque, je ne l’avais pas compris. J’aurais dû m’inquiéter : “Comment ? Je crains la personne que j’ai le plus aimée et qui, plus que quiconque, m’a aimé ?”. Don Carrón a raison quand il dit de prendre au sérieux les symptômes de notre humanité… ».

Des regrets ? « Je suis heureux d’avoir fait tout ce parcours. À chacun son rythme… Il y a eu un moment, en 1971, où j’ai eu peur que l’expérience du Groupe Adulte ne soit un bobard ; un ami m’a dit : “Nous restons parce qu’ici, le Christ est présent”. À l’époque, on disait donc déjà ces choses, et elles étaient en mesure de soutenir notre vie. Mais le Christ est toujours au-delà. Je ne mets pas en doute que, pour les autres, cela ait pu être différent, mais moi, sans le vouloir, sans m’en rendre compte, j’oubliais l’origine ». Et maintenant ? À 77 ans et une vie derrière soi ? « J’ai démissionné de toutes mes fonctions au sein des Memores Domini et j’ai commencé à étudier l’anglais. Si Dieu le veut, je partirai en mission. Pour le reste, je reconnais que Julián Carrón est l’invention que l’Esprit Saint et don Giussani ont pensée pour mon chemin. Aujourd’hui, ma certitude est celle de Jean sur la barque qui crie aux autres : “C’est le Seigneur !” ».