« Je ne renonce pas à la soif de bonheur de mon cœur »

Le confinement et l’aventure de l’enseignement à distance. Le désir de se tenir compagnie et l’impossibilité d’aider les amis. Et l’évidence inexplicable, mais réelle d’un « fond de joie et de certitude constantes »

Comme beaucoup de personnes, je suis confinée entièrement seule. J’ai commencé cette période avec un certain nombre d’images de ce qu’elle serait, notamment le temps qu’il faudrait occuper et la solitude qu’il faudrait combattre. La réalité s’est chargée de déconstruire ces images, et j’ai dû l’admettre petit à petit.

Pour le temps à occuper, j’ai commencé l’aventure de l’enseignement à distance et, même si je jurais quelques jours avant que c’était impossible et catastrophique, et même s’il a fallu tout inventer à tâtons, c’est une expérience très intéressante, qui me force à me redemander ce qui est réellement utile, ce que veut dire aider mes élèves et ce que je veux vraiment leur transmettre. J’ai redécouvert que le travail n’est pas un projet à mettre en œuvre, mais une tentative de réponse, maladroite et pleine de demande d’accomplissement, à la réalité comme elle se présente. Et qu’enseigner n’est pas dispenser d’en haut un savoir, mais partir ensemble à la découverte de ce qui nous fait vivre maintenant.

Le rapport avec certains élèves a été bousculé et a changé, et une élève, notamment, qui est très effacée en classe et ne m’avait jamais adressé la parole, m’a écrit des messages sur WhatsApp pour me dire combien elle avait été touchée par le travail sur Les Misérables en découvrant qu’un être peut être profondément changé par le regard d’un autre sur lui ; et que si lire était cette aventure humaine, cela en valait la peine.

Pour la solitude, dans sa lettre à la Fraternité, Carrón nous avait écrit : « Comment nous tenir compagnie en ce moment ? » Plus ou moins consciemment, j’ai répondu avec mon image : appeler les amis pour ne pas s’enfermer dans la solitude et pour tenir compagnie à ceux qui sont seuls, se témoigner les belles choses qui arrivent… Mais petit à petit, je me suis rendu compte d’une évidence inexplicable, mais réelle : je ne me sens pas seule une seconde, et un fond de joie et de certitude constantes m’habite. Les circonstances favorables ou le tempérament ne suffisent pas à l’expliquer.

Alors m’est revenue à l’esprit la phrase de don Giussani dans le Sens religieux : « Cette interrogation, au même instant précis où elle définit ma solitude, établit les bases de ma compagnie, parce qu’elle signifie que je suis défini[e] par autre chose, même mystérieuse (…). Une telle compagnie est plus originelle que ma solitude. (…) Avant la solitude, il y a la compagnie, qui embrasse ma solitude. » Cette compagnie est avant tout au fond de moi, structurelle. Elle est là quand je travaille, quand je fais la vaisselle, quand je prie. Il faut attention et loyauté pour la reconnaître.

J’ai profité de cette période pour lire le livre du mois sur Van Thuan, qui est étonnamment proche de l’actualité que nous vivons. À un moment, Van Thuan est prisonnier, très malade, enchaîné et entassé avec d’autres dans la cale d’un bateau, mourant de faim et de froid, et sans savoir où il va. Il prend conscience qu’il risque de mourir en déportation, loin de sa terre et de ceux qu’il aime. Immédiatement, dans la phrase suivante, il ajoute : « Fais en sorte que je meure heureux ». Le problème n’est pas la circonstance, mais que je ne renonce pas à la soif de bonheur de mon cœur.

Il y a quelques jours, pour la première fois, je me suis sentie en cage chez moi : des échanges avec plusieurs amis ont fait apparaître des besoins, des nécessités, auxquels j’aurais voulu pouvoir répondre très simplement, en rendant visite, en rendant un service, etc. Ce qui me semblait le plus naturel et évident était impossible, cela paraissait absurde et je me sentais amputée. J’ai besoin de la preuve, pas dans le futur, mais maintenant, que ce sacrifice a un sens, que ce n’est pas une perte par rapport à ce que je pourrais faire. La question est d’autant plus brûlante que ce n’est pas seulement le problème du confinement, mais de toute la vie : je voudrais tout faire pour ceux que j’aime, mais je ne peux pas combler leur soif et répondre à leurs besoins.

Alors, je suis allée reprendre l’école de communauté, et la lettre de Carrón à la Fraternité : « La reconnaissance du Christ et le "oui" que nous Lui disons, même dans l’isolement où chacun de nous pourrait se trouver, est déjà la contribution au salut de tout homme [donc de mes amis, de ceux que j’aime] aujourd’hui, avant toute tentative légitime de se tenir compagnie. Rien n’est plus urgent que cette conscience de soi. »

J’ai découvert que l’expérience de cette compagnie de chaque instant que j’ai surprise dans ma vie était la source d’une certitude et d’une espérance aussi en pensant à ceux que j’aime et que je voudrais aimer plus, là où je ne peux pas arriver.

Lettre signée