L’Évangile, ici et maintenant

Une page de la vie de Jésus et de ses disciples, vécue par un million de personnes en quelques heures. La visite du Pape à Milan, avec surtout une prédilection pour les derniers qui a impliqué tout le monde. Mais un par un.
Davide Perillo

Du pur Évangile. Rien d’autre. On met de l’ordre dans ses notes, à la fin d’une journée intense comme pas une et que l’on a suivie pas à pas entre les vidéos, les réseaux sociaux, les récits et les heures passées au Parc de Monza pour la messe, et l’impression très forte est la suivante : une page d’Évangile, vécue par un million de personnes en quelques heures. Cela s’est produit le 25 mars, fête de l’Annonciation et jour de la visite du pape François à Milan. Cent kilomètres de déplacements, six étapes rapprochées et marquées par une nette préférence pour les périphéries et les derniers, une foule qui l’a embrassé en tout lieu, émue, en le faisant « se sentir chez lui » et en lui montrant ce que veut dire que Milan « reçoit avec le cœur in man », comme il l’a dit lui-même le lendemain à l’Angelus. Mais l’emblème de tout ceci, ce fut lui, sa façon de vivre la foi. D’être Pierre. Avec des gestes et des paroles qui forment un tout et qui, en même temps, ouvrent à une autre dimension, à une profondeur des choses inconnue et pourtant attendue. Par tous, par chaque cœur.

On l’a vu tout de suite, dès la première étape aux Maisons blanches, le quartier dans la zone Forlanini. Une périphérie totale : malheurs et dignité, bien des blessures et une richesse humaine débordante. Que le Pape a saluée en remerciant pour l’étole qu’on lui offrait et que les gens du lieu avaient tissée : « Ce don me dit que je viens en tant que prêtre, choisi par le peuple et au service du peuple », et pour la petite statue de la Vierge Marie “réparée” depuis peu, qui lui a rappelé « que l’Église a toujours besoin d’être restaurée, parce qu’elle est faite par nous, qui sommes pécheurs, tous. Laissons-nous restaurer par Dieu, par sa miséricorde ». Et ayons le même empressement que Marie qui court à la rencontre d’Élisabeth : « C’est la sollicitude de l’Église, qui ne reste pas dans le centre à attendre, mais qui va à la rencontre de tout le monde, dans les périphéries, qui va aussi à la rencontre des non chrétiens ».

Comme lui, qui est monté voir trois familles. Il est entré dans le deux pièces de Nuccio, 83 ans, deux de plus que sa femme, qui n’était pas à la maison : hospitalisée pour des problèmes aux yeux. Et voilà François qui prend le téléphone et qui l’appelle : « Madame Adele ? Bonjour : comment allez-vous ? Des petits problèmes de santé, n’est-ce pas ? Il faut aller de l’avant. Les offrir au Seigneur… ». Il a embrassé Dori, dont le mari est immobilisé au lit depuis des années à cause d’une crise cardiaque. « Ils se sont regardés, il l’a béni avec un sourire ». Il lui a demandé de bénir aussi les sandwiches faits maison, la nuit précédente, « pour les donner à ceux qui ne peuvent pas être là. Pour nous, ce fut un jour d’espérance ». Mais François a frappé aussi à la porte d’Abdel, qui l’a accueilli en lui offrant des dattes et du lait, comme c’est la coutume au Maroc, et il a été profondément ému de voir que le Pape a bu avec lui, qu’il a fait un selfie avec lui et sa fille Nada, qu’il a remercié sa femme Hanane « qui donne un coup de main dans la paroisse », qu’il a accepté avec un sourire le dessin du petit Mahmoud (un minaret et un clocher, et des enfants qui jouent au milieu). « C’est un saint homme, même pour moi qui suis musulman », a dit Abdel plus tard. « Ce jour a changé ma vie. Toi aussi, Nada, tu as changé, n’est-ce pas ? ».

LES MESSAGES DES DÉTENUS
Douleurs, attentes. C’est une rencontre qui marque un avant et un après. Au fond, le christianisme commence de cette façon, toujours. C’est un événement continuel, un continuel « commencement de processus », comme l’a rappelé le Pape aux religieux qu’il a rencontrés dans la cathédrale, à la deuxième étape.

Un moment tout simple : trois questions et réponses, en improvisant pour adapter les textes préparés. Mais il en ressort des paroles à relire et à étudier, avec attention. Ce n’est pas seulement un recueil de ce que le Pape demande à l’Église : c’est la description de ce qui se produit quand la foi est vécue. La « joie de l’évangélisation », sachant bien que « l’évangélisation n’est pas toujours synonyme de “prendre des poissons”. C’est aller, prendre le large, donner témoignage… puis c’est le Seigneur qui “prend les poissons”. Quand, comment et où, nous ne le savons pas ». Les défis continuels de la réalité d’aujourd’hui, qu’« il est bon qu’ils existent, parce qu’ils nous font grandir. Ce sont les signes d’une foi vivante, d’une communauté qui cherche son Seigneur et qui garde les yeux et le cœur ouverts ». Les différences qui sont une richesse, parce que l’Église est ainsi depuis toujours « et que l’Esprit Saint est le Maître de la diversité ». Jusqu’aux dernières phrases pour répondre aux préoccupations d’une religieuse : « La logique de Dieu, on ne la comprend pas. On lui obéit, c’est tout. Et c’est le chemin sur lequel vous devez aller ».

À l’extérieur de la cathédrale, l’Angelus sur la place. Puis l’étape la plus attendue pour de multiples raisons : la prison de San Vittore. Deux heures et demie de visite, avec très peu d’images qui arrivent jusqu’à l’extérieur (les grilles qui s’ouvrent, les poignées de mains, les regards qui se croisent, la tablée où il s’assied pour déjeuner avec une centaine de détenus, plus ou moins comme cela devait se passer chez Zachée ou chez les publicains) et les récits étonnés de ceux qui y étaient. « Pendant toutes ces années, je n’avais jamais entendu dire par un détenu : “Je suis content d’être ici” », explique Luigi Pagano, inspecteur des prisons de Lombardie. « Aujourd’hui, beaucoup l’ont dit ».

Ils l’ont aussi écrit, de bien des manières, sur les petits mots offerts au Pape pour lui dire « merci ». De Khalid, celui qui a eu « le plus de chance, parce que j’ai mangé juste en face de lui et que je lui ai même piqué la moitié de sa côtelette », à José Alberto (« il m’a fait comprendre que nous ne sommes pas oubliés même si nous sommes ici, qu’il y a toujours une opportunité pour recommencer »). De Paloka Melsed (« si chaque habitant du monde pouvait te regarder ne serait-ce qu’une seule fois, le mal n’existerait pas ») à Gennaro, qui a écrit ceci : « Je ne crois pas en l’Église, mais dans les événements et dans les signes oui, et en ce jour je vois dans les yeux de beaucoup une lumière nouvelle. C’est peut-être cela qu’apporte cet homme : de nouvelles espérances ».

C’est également ce qui s’est passé au Parc de Monza, où le Pape a trouvé un océan de cœurs qui l’attendaient pour la messe. Un million, c’est ce que l’on a compté. En provenance de toute la Lombardie et de plus loin : en car, en train, à vélo. Un très grand nombre aussi à pied, comme la foule qui grimpait sur le Mont Thabor ou sur les rives du lac de Tibériade. Ou bien celle qui, sous ce même ciel, se mettait en marche pour aller à la rencontre du cardinal Borromée, comme le rappellent les pages de Manzoni que nous sommes nombreux à avoir relues, ces jours-ci.

POURQUOI EST-IL AUTANT AIMÉ ?
Ce n’était pas une foule, c’était un peuple. Beaucoup l’ont écrit, frappés par une allégresse que l’on ne voit pas ailleurs, pas aussi pleine et diffuse. Les visages, les sourires, les étreintes. Le spectacle d’humanité des premiers rangs, à gauche en regardant l’estrade, où se tenaient des centaines de personnes handicapées. Pourquoi le peuple aime-t-il autant ce pape ? Voilà une autre question que l’on a vue souvent apparaître, dans les journaux de ces derniers jours. Avec de nombreuses réponses, différentes et toutes vraies. Parce que chacun, au fond, l’aime pour une raison qui lui est tout à fait personnelle. En lui, on voit la réponse à nos attentes, nos peines, notre chemin. Notre histoire particulière. Chacun de nous a vibré d’une tendresse et d’une crainte qui nous appartenaient, en entendant cette voix, très fatiguée au début, qui petit à petit, au fur et à mesure que la célébration se déroulait, reprenait souffle et tonus.

À l’homélie, elle était nette, claire. Pour rappeler à tous « l’annonce la plus importante de l’histoire » : celle de l’Ange à Marie. Une annonce surprenante, en dehors des normes, parce que « la rencontre de Dieu avec son peuple » se produit « dans des lieux où normalement nous ne l’attendons pas, en marge, à la périphérie ». C’est une autre méthode que nos schémas. Mais c’est impressionnant de le voir se produire pendant que François le raconte : « Dieu lui-même est Celui qui prend l’initiative et qui choisit de s’insérer, comme il l’a fait avec Marie, dans nos maisons, dans nos luttes quotidiennes, comblées d’angoisses en même temps que de désirs. Et c’est précisément à l’intérieur de nos villes, de nos places et de nos hôpitaux, que ce produit l’annonce la plus belle que nous pouvons écouter : “Réjouis-toi, le Seigneur est avec toi !” ». C’est l’Évangile, précisément. Mais c’est aussi ce que l’on a sous les yeux, là devant nous.

C’est pour cela que la question de Marie est aussi la nôtre : “Comment est-ce possible ?”. « Comment cela pourra-t-il se produire à une époque aussi marquée par la spéculation ? L’espérance chrétienne est-elle possible dans cette situation, ici et maintenant ? ». La réponse du Pape, les trois mots qui ont scandé son homélie – la « mémoire », le « peuple », « l’impossible qui devient possible » – ouvrent un chemin à approfondir. Mais ce qui s’est gravé dans notre esprit, pour beaucoup d’entre nous, ce fut l’image offerte par les écrans géants peu de temps après : la consécration. Puis de longues secondes, interminables, passées par François à genoux, la tête appuyée sur l’autel comme Jean sur la poitrine de Jésus, dans un profond silence.

Quand le cardinal Angelo Scola, l’archevêque de Milan qui avait longtemps attendu cette visite et qui est resté à ses côtés depuis le début, l’a remercié à la fin de la messe, il était profondément ému, et cela se voyait. « Aujourd’hui, nous tous nous avons pu expérimenter la vérité d’une affirmation célèbre de notre père Ambroise : “Là où est Pierre, là est l’Église. Là où est l’Église, là il n’y a pas la mort, mais la vie éternelle” ». Puis : « Nous voulons que cette gratitude nous apprenne comment marcher ».

Voilà, c’est un chemin à parcourir. Au fond, c’est le même thème que celui de la dernière étape de la journée : la rencontre de San Siro. Quatre-vingts mille jeunes, parents, catéchistes. Et François qui a repris vigueur, d’un seul coup. À David, qui lui demande comment peut grandir « l’amitié avec Jésus », il raconte sa propre histoire avec les personnes qui « l’ont aidé à croire », comme « ce prêtre d’origine lombarde qui m’a baptisé et qui m’a accompagné dans ma vie jusqu’au noviciat ». Et quand on lui pose la question que tous, au fond, nous avons à cœur en pensant à nos enfants (« comment fait-on pour transmettre la beauté de la foi ? »), il insiste sur un fait : « Les enfants nous regardent. Ils connaissent nos joies, nos tristesses et nos préoccupations. Ils arrivent à tout capter, ils s’aperçoivent de tout. C’est pourquoi, prenez soin d’eux, prenez soin de leur cœur, de leur joie, de leur espérance. Si vous donnez la foi et que vous la vivez bien, la transmission se fait ».

C’est simple. Comme ce qu’il a dit sur les grands-parents et sur le dominguear, les occupations du dimanche, la promenade au parc après la messe dominicale et les heures que l’on passe avec les enfants, parce que « “perdre son temps” avec eux c’est aussi transmettre la foi. C’est la gratuité, la gratuité de Dieu  ». Qui se penche sur nous et vient nous chercher. Maison par maison, vie par vie. Comme il l’a fait, lui.


« Il me rappelle mes désirs »