« Tout mon désir »

Plus de quatre mille étudiants aux Exercices spirituels. Les grands défis lancés aux jeunes par le père Carrón. Et ce « toi », avec une minuscule…
Fabrizio Sinisi

Il fait froid à Rimini, en ce début décembre, et plus de quatre mille étudiants se pressent en silence avant la première rencontre. Quand les portent s’ouvrent, ils se précipitent pour s’assoir le plus près possible de l’estrade, comme pour un concert de rock. Ils préparent leurs blocs-notes, regardent leurs voisins avec curiosité. Chacun est venu avec son histoire et ses attentes, et ils sont nombreux à avoir invité des amis. « Vers toi se tourne tout mon désir », c’est le titre de cette année. Déjà ce « toi », avec un « t » minuscule, constitue un défi : vers quel « toi » peut se tourner tout mon désir ? Le père Carrón, qui prêche les Exercices aux étudiants de Communion et Libération [le Clu] depuis des années, va d’emblée au cœur des problèmes de chacun, qui sont souvent dramatiques. « Doutes sur l’existence », « inconsistance personnelle », « terreur de l’impossibilité », « horreur de la disproportion entre soi et l’idéal » : ce ne sont que quelques noms donnés aux drames de notre temps. Mais ce que tous considèrent comme une impasse, à savoir le fait de se découvrir structurellement incapable de s’accomplir tout seul, peut devenir le commencement de tout. « En effet », comme le dit Carrón en citant Giussani, « il y a un mot qui domine l’expérience humaine : c’est le mot “désir” ». Chacun peut vérifier si, au-delà de tous nos drames, il n’y a pas un désir qui reste ancré : le désir de vivre, le désir de “quelque chose de plus”.

GABER ET LES U2
C’est une question qui constitue un défi pour tout le monde. Comme en témoigne le silence qui accompagne les deux chansons que Carrón a voulu donner en exemple : « Le désir » de Giorgio Gaber, et la célèbre « I still haven’t found what I’m looking for » des U2, que les solistes de la chorale du Clu restituent dans une très belle version gospel. Voilà quelle est la portée du désir, continue Carrón avec les mots de Giussani : « L’attirance profonde grâce à laquelle Dieu nous appelle à lui ». En rentrant à l’hôtel, Fausto de Bari est en ébullition : « Avant le dîner, je me suis rendu compte que tout mon désir avait déjà disparu. Je ne savais plus quelle était ma question. Mais je sentais le besoin d’avoir quelque chose à vérifier ces jours-ci. Alors, quand Carrón a introduit la rencontre en suggérant de demander à l’Esprit Saint d’avoir toujours besoin et de nous restituer à nous-mêmes, c’est justement ce que je cherchais ! Pour la première fois, j’ai compris ce que signifie revenir continuellement à l’origine de la structure humaine. Souvent, je pense avoir seulement besoin qu’on me parle du Christ, comme si le fait de L’avoir rencontré et reconnu était acquis. Mais comment puis-je entrer en relation avec quelqu’un si je ne suis pas conscient de qui je suis, de ce que désire mon cœur ? ».

FILS PRODIGUE
« Fais mûrir en nous la graine plantée,/ vains nos résistances,/ libère-nous des espoirs qui déçoivent ». Les invocations finales des Laudes pourraient exprimer l’intimité d’une seule personne, et le fait qu’elles soient murmurées par des milliers de jeunes interpelle déjà. La leçon du samedi matin est le moment central des Exercices. Carrón commence par clarifier la distinction entre désir et image. À l’immensité de notre désir nous répondons souvent par une hypothèse inadaptée, de laquelle il faut ensuite nous libérer. Il explique cette dynamique avec la parabole du fils prodigue. On la connaît, mais c’est comme si on l’entendait pour la première fois. Le fils cadet avait cru s’en sortir seul, mais à un certain moment il se rend compte de la vraie nature de son besoin et il prend le chemin du retour. Le père vers lequel il revient n’est pas différent de celui qu’il avait quitté : c’est lui qui a changé. Devant les caroubes des porcs, une nouvelle conscience de lui-même s’était manifestée. On comprend alors le dernier passage de la leçon : « Le Christ sauve notre désir ». « Quand nous sommes vraiment conscients de la nature de notre besoin, nous prenons conscience de la valeur concrète du Père que nous avions fui. Au fond de notre misère, nous trouvons l’indication qui fait revenir vers le Père ».

« POURQUOI RIENT-ILS AUTANT ? »

Luca, de Milan, était au Congo depuis six mois comme chef de chantier de l’un des projets de sa formation d’ingénieur. Il est venu directement sans passer voir sa famille : « L’origine de ce qui me fait vivre est ici ». Ines est de Barcelone, elle fait des études d’économie ; elle aussi a été provoquée par le « toi » du titre avec un « t » minuscule : « j’ai tout de suite compris qu’il s’agissait du Seigneur, par expérience. Vers qui d’autre peut se tourner tout mon désir ? » Italiens, Espagnols, Ougandais et Ukrainiens improvisent une partie de volley devant l’hôtel, dans la rue, et ils rient si fort qu’on les entend jusque dans le hall. Ils font la holà au passage de chaque voiture et ceux qui les voient se demandent : « Pourquoi rient-ils autant ? » Puis on se réunit pour mettre en commun les questions à poser à Carrón, mais elles sont si nombreuses qu’il faut interrompre pour aller à la rencontre de l’après-midi.

LA QUESTION DE GIULIA
« La question de ce matin m’a gênée », dit Giulia, « parce que cela semblait dévaloriser mes besoins plus spécifiques. Si mon désir est plus grand que tout, et si seul le Christ peut y répondre, qu’en est-il des circonstances particulières ? » Carrón la regarde et lui demande brusquement : « Giulia, es-tu déjà tombée amoureuse ? » Oui, répond-elle. « Et cette expérience dévalorisait-elle les circonstance particulières de ta vie ? Ou bien les exaltait-elle ? » Ramenée à son expérience, Giulia se tait et sourit. À une objection qui n’a de justification que sur un plan logique, il répond par une question qui ramène à l’expérience. Federica demande comment on fait pour distinguer un signe de l’expérience et une image. « Es-tu capable de distinguer quand quelqu’un t’aime ou pas ? », lui demande Carrón. « Oui, tu en es capable, parce que vous avez déjà en vous tous les critères pour comprendre. Si tu as conscience de la portée de ton besoin, tu n’attends pas que quelque chose d’inadapté réponde à ton désir de bonheur. Cette conscience est le commencement de la liberté ». Carrón continue le dialogue avant et après les rencontres. Un adulte lui demande pourquoi il mise autant sur l’expérience du Clu. « Parce qu’ils vérifient sérieusement l’expérience que propose le mouvement », répond-il. « Ils comprennent que ce qui les sauve n’est pas leur capacité à raisonner, mais la loyauté avec leur expérience ».

Le dimanche matin, c’est la synthèse après les Laudes. Ils sont venus des quatre coins de l’Italie et du monde et c’est incroyable de voir la joie avec laquelle ils participent, leur désir de vivre et de comprendre. Rien qu’à les regarder, on comprend que quelque chose de beau est en train de se produire entre eux. Il existe un lieu, leur dit Carrón, où l’on peut revenir. « Il existe un Toi capable de sauver tout mon désir ». Il existe Quelqu’un en qui je peux avoir confiance, non pas avec une crédulité naïve, mais avec une certitude tout à fait raisonnable. Mais cette vie débordante ne peut se produire sans moi. « Les grandes choses dont nous avons besoin pour vivre ne deviennent accessibles qu’en suivant une méthode qui n’est pas décidée par nous. La véritable décision consiste à savoir si l’on veut suivre cette méthode, comme Jean et André lorsqu’ils ont rencontré Jésus, ou bien si l’on préfère nos images et nos projets ». Je peux avoir des questions, des réserves. « Mais rien ne peut empêcher qu’Il se produise à nouveau et que je puisse le reconnaître », ajoute Carrón. « La seule chose qui peut vaincre tous nos doutes est de Le voir à l’œuvre ». Puis vient l’ultime grand défi, après tous ceux qui ont été lancés ces jours-ci, le plus décisif : « Est-ce que cela vous intéresse ? ».


UGANDA/Se sentir embrassé à tout moment